vendredi 31 juillet 2009

François Weil, un artiste hors du temps

De l'art d'interroger l'énergie de la matière

De grands blocs d'ardoise et de pierre de lave flottant dans l'espace, semblant retenus par des fils invisibles. L'équilibre apparaît précaire, les matériaux bruts à peine dégrossis. Le regard, cherchant dans les formes géométriques et la densité des matières l'empreinte de l'artiste, glisse sur des compositions aux lignes fuyantes ou vient buter sur des surfaces planes et brutes, sans transparence, ni éclat. De ces structures dressées vers le ciel, comme pour rendre hommage aux dieux et à leurs mythes, émane une puissance minérale invitant à tourner autour pour mieux prendre la mesure de ce qui se joue dans le dialogue entamé par François Weil avec la pierre.



Car l'immobilité n'était qu'apparence. Des mobiles monumentaux aux armatures métalliques se mettent en mouvement à la moindre poussée, comme si le temps d'une seconde la matière se soumettait à la volonté de l'esprit.



A la manière dont Giacometti avait nommé en 1930 l'une de ses oeuvres « Objet mobile et muet », comme une permission accordée aux visiteurs d'en expérimenter le mécanisme, François Weil nous invite à le suivre dans les carrières de Savoie, de Morzine, d'Angers et d'ailleurs, où il aime à ressentir l'énergie des pierres et leurs dimensions intimidantes. La beauté naturelle de ses sculptures tient dès lors autant de leur monumentalité que de la légèreté de leurs oscillations, du défi lancé à la pesanteur que d'un déséquilibre maîtrisé grâce à de frêles bras d'acier. Si toutes portent les traces de son intervention, elles n'en figurent pas moins quelque chose d'un passé primitif où l'homme savait vivre en communion avec la nature et ses éléments, sans s'inquiéter du silence, du vide et des sortilèges de son imagination. François Weil est un orfèvre...au pays des Titans.



Jean Hartleyb


Site internet de l'artiste :

http://www.web-inspirations.com/f_weil/francois_weil_sculptures.htm

jeudi 18 juin 2009

Chanel, l'éternel féminin

Enfant illégitime d’une époque peu encline à offrir un destin de reine aux filles du peuple, Gabrielle Chanel avait le verbe fleuri et l’imagination en bandoulière à l’heure d’évoquer les pans douloureux des premières années de sa vie. Confiée à la mort de sa mère aux religieuses de la Congrégation du Saint-Cœur de Marie à Obazine (“Oba quoi ?”, avait-elle coutume de répondre aux importuns l’interrogeant sur cette période), elle n’eut de cesse de réécrire les lignes de son histoire, d’inventer de nouvelles versions, d’ajouter des épisodes édifiants, d’arranger les faits et d’enjoliver le portrait de groupe d’une famille de forains originaire de la région cévenole. Dans son livre L’allure de Chanel, Paul Morand se fait l’écho d’une enfance passée en Auvergne auprès de tantes (imaginaires), austères et goûtant peu sa présence jusqu’à son départ à l’âge adulte pour Moulins et son beuglant, La Rotonde : « J’avais cru avoir une enfance modeste, je m’aperçois qu’elle était somptueuse. En Auvergne, tout était vrai, tout était grand », lui aurait-elle révélé un jour pour brouiller davantage encore les cartes et achever de jeter le trouble dans l’esprit de son interlocuteur. D’autres biographes donnèrent moins volontiers créance au florilège d’anecdotes livrées par celle qui un jour déclarait avec malice en guise d’avertissement : « Voilà tout ce que je suis. Vous avez bien compris ? Eh bien, je suis aussi le contraire de tout cela. Voilà les matériaux que m’a fournis ma mémoire, avec les pièces qu’on a jetées dans mon jardin et avec les poutres que j’ai trouvées dans l’œil du voisin ». « La légende a la vie plus dure que le sujet ; la réalité est triste et on lui préfèrera toujours ce beau parasite qu’est l’imagination. Que ma légende fasse son chemin, je lui souhaite bonne et longue vie ! » Gabrielle Chanel semble, au fil des lectures, ne s’être accommodée de la présence des fantômes du passé qu’au prix de leur silencieuse docilité et de leur opportune utilité dans son art de la composition.



Née dans un milieu défavorisé, privée trop tôt du giron maternel, elle aura trouvé refuge dans le travail, seule manière pour elle de continuer à aller de l’avant et de ne pas sombrer sous les coups de boutoir du destin. « J’ai fait des robes. J’aurais pu faire bien autre chose. Ce fut un hasard. Je n’aimais pas les robes, mais le travail. Je lui ai tout sacrifié, même l’amour. Le travail a mangé ma vie ». Mue par une soif éperdue de reconnaissance sociale, puisant au plus profond d’elle-même la volonté de démoder ce qui lui déplaisait tout en existant dans le regard des autres, Gabrielle Chanel a construit une légende à nulle autre pareille sur fond de conflits mondiaux, de tempêtes historiques, de rencontres amoureuses et de clins d’œil à son passé, de mutations socioculturelles et de redéfinition du luxe, d’emprunts à l’univers vestimentaire masculin, de contre-pieds sublimes au “système de la mode” personnifié par Paul Poiret. « Une robe n’est ni une tragédie, ni un tableau ; c’est une charmante et éphémère création, non pas une œuvre d’art éternelle. La mode doit mourir et mourir vite, afin que le commerce puisse vivre ».


chanel1


Les signes d’identification du “total look” Chanel (l’escarpin à bout noir, le sac matelassé avec sa chaîne dorée, la petite robe noire, la broche multicolore en forme de croix, la veste de tailleur, le catogan, le bouton doré frappé du double C, un camélia) signent autant de moments-clés de sa propre histoire que de partis pris esthétiques, de gestes de subversion pleinement assumés, de désir d’en finir avec « les habits de parade, les dentelles, les corsets, les dessous, les rembourrages ». La fleur de camélia ? Coco prêtait à sa mère les maux et la même fin tragique que Marguerite Gautier, l’héroïne de La Dame aux camélias, le roman d’Alexandre Dumas fils. La petite robe noire ? Une proche cousine de la robe en paillettes noires portée du temps où elle était gommeuse à l’Alcazar de Vichy. La pureté de ses lignes, le noir d’ordinaire réservé à bien d’autres usages sociaux et rituels, l’encolure ras du cou et le fourreau de crêpe à manches longues tombant sous le genou bouleversaient les codes vestimentaires, les règles de civilité, les disciplines gestuelles autant que les mentalités de son temps. Le tailleur noir et la cravate flottante en crêpe de Chine ? Un parent de la blouse en lustrine des collégiens de Moulins. Le cuir matelassé ? Un emprunt aux vestes de lad vues sur les champs de course. Les cheveux courts ? Le besoin de punir “Boy” Capel, l’homme de sa vie _« mon frère, mon père, toute ma famille »_ parti en épouser une autre. Le tweed, les chandails, le jersey, la marinière ? L’héritage des années de bonheur passées à ses côtés. Les blouses de moujik, les pelisses et les ornementations à base de broderies, de paillettes colorées portent quant à elles témoignage de sa courte idylle avec le grand duc Dimitri Pavlovitch, neveu du défunt tsar. Les breloques et les parures de fantaisie ? Une idée bien à elle, pour moquer la pompe d’une certaine aristocratie et le classicisme des bijoutiers de la Place Vendôme.


Prêt-à-porter Printemps-Eté 2009

La saillie verbale lui brûlant sans relâche le bord des lèvres, elle cultivait volontiers son personnage auprès de ses contemporains, clientes, couturières et employés de maison. C’est bien elle pourtant qui offrît à ses dernières avant l’heure des congés au soleil, qui mît dans le plus grand secret le pied à l’étrier de ses chevaliers servants, peintres et poètes aujourd’hui couronnés, elle qui entretînt une cour de gens de lettres, de dramaturges, de cinéastes, de prince russe sans le sou, tout en affirmant : « Mon entêtement, mon incompréhension, mon désir de ne pas écouter, mes œillères ont été les vraies causes de mon succès » ; « Moi je suis de la classe des femmes bêtes, des femmes qui ne pensent qu’à leur travail, et, le travail fini, qu’aux tireuses de cartes, aux histoires des autres, aux événements du jour, aux stupidités ». Excellente couturière, même si elle s’en défendait sans doute par coquetterie, mais dessinant mal, elle astreignait ses mannequins à de fastidieuses et harassantes séances d’essayage, voletant des heures dans un ballet étourdissant, une paire de ciseaux à la main et un sébile d’épingles dans l’autre, autour de leurs silhouettes fourbues, fourmillant sans cesse d’idées nouvelles, faisant disparaître toute fioriture, ajustant le tissu jusqu’à ce qu’il épousât parfaitement les courbes du corps. Mademoiselle avait mauvais caractère et la sentence définitive. Inflexible, autoritaire, généreuse, entière, opiniâtre et passionnée, elle n’aimait rien tant que l’élégance, le dépouillement, humer l’air du temps pour en saisir les tendances à naître, détourner les vêtements de leurs fonctions originelles. Mademoiselle avait du génie et le bon sens de ne pas s’en laisser conter à l’heure des bilans, des attaques en règle sur ses fréquentations douteuses et ses engagements politiques.


« J’ai créé la mode pendant un quart de siècle. Pourquoi ? Parce que j’ai su exprimer mon temps. J’ai inventé le costume de sport pour moi ; non parce que les autres femmes faisaient du sport, mais parce que j’en faisais. Je ne suis pas sortie parce que j’avais besoin de faire la mode, j’ai fait la mode justement parce que je sortais, parce que j’ai, la première, vécu la vie du siècle » (Morand). Si Coco Chanel a su libérer le corps des carcans où il était confiné en redessinant les contours de la silhouette féminine, elle le doit bien sûr à l’emprunt raisonné de certains signifiants vestimentaires typiquement masculins (motifs et uniformes des mondes du travail et du sport) mais aussi, plus fondamentalement, au désir d’affirmer une identité visuelle se voulant dès l’origine indémodable. Acharnée selon Edmonde Charles-Roux « à ne vouloir jamais reconnaître d’autre mérite ni imposer d’autre nom que le sien » (rappelons par exemple que Madeleine Vionnet proposait des robes noires dès les années 10), elle réfutait cependant que la haute-couture pût être un art. « La mode est dans l’air, disait-elle, c’est le vent qui l’apporte. La mode se promène dans la rue sans savoir qu’elle existe, jusqu’à ce que je l’aie exprimée à ma façon ». L’aplomb et le culot de Coco fascinent toujours, tant sa légende intime a épousé les soubresauts de l’histoire, illustré l’album photo du siècle, éduqué les regards, ouvert les esprits et redéfini les notions de confort et de praticité du vêtement. Gabrielle, la petite main sortie de nulle part, la commise de la rue de l’Horloge à Moulins dans une maison spécialisée en trousseaux et layettes en route vers la consécration, la chanteuse au mince filet de voix se jouant sans ciller, crânement, de tous les obstacles, « la plus cossarde des femmes » (Balsan) devenue un bourreau de travail, infatigable et sourcilleuse, continue d’émouvoir et d’intriguer. « Ses colères, ses méchancetés, ses bijoux fabuleux, ses créations, ses lubies, ses outrances, ses gentillesses comme son humour et ses générosités, composent un personnage unique, attachant, attirant, repoussant, excessif…humain enfin » (Cocteau).


Nouvelle boutique Chanel Joaillerie, conçue par l’architecte Peter Marino

Des plages de Deauville à l’hôtel Ritz, des bras du duc de Westminster à ceux du chargé de mission du ministère de la Propagande du Reich, Hans Gunther von Dincklage, de ses débuts dans la confection de chapeaux boulevard Malesherbes aux paravents de Coromandel ornant aujourd’hui la nouvelle boutique Chanel Joaillerie sise 18, Place Vendôme, s’offre en partage le portrait tout en contrastes et en complexité d’une femme dont le legs n’a pas fini de consacrer la beauté des formes du corps féminin. Depuis sa mort, les référents visuels “habillent” les campagnes publicitaires comme autant de balises culturelles rappelant l’extraordinaire richesse du patrimoine conçu au 31 de la rue Cambon. Aujourd’hui, la femme Chanel, mélange de force de caractère, de volonté, de prestance et de maintien, est la digne petite-fille d’une Coco veillant de près, par sa seule présence spirituelle et parfois son apparition fugitive dans un visuel, au respect de l’identité narrative de la marque. Loin des effets de manches de ses coreligionnaires ou des inspirations vestimentaires douteuses de nos contemporains. « Les modes, assénait-elle, sont bonnes quand elles descendent dans la rue mais pas quand elles en viennent »…

Sources : E.Charles-Roux, L’irrégulière ou mon itinéraire Chanel, Grasset ; P.Morand, L’allure de Chanel, Folio ; E.Weissman, Coco Chanel, Maren Sell Editeurs ; J.-M.Floch, Identités visuelles, PUF ; B.Remaury, Marques et récits, Editions du Regard.

mardi 19 mai 2009

Dans la bibliothèque privée d'Hitler (Timothy W.Ryback)

Recto


Plongée dans l’intimité d’un grand lecteur

 

“Mais tu apprendras aussi comment l’opinion trompeuse,

Destinée à être prise pour vraie, se frayait un passage à travers toutes choses (...)

Je vais à présent te parler de ce monde

assemblé de manière à paraître tout à fait

semblable à la vérité.

Ainsi, tu ne seras plus jamais égaré par les notions des mortels”.

(K.Reinhardt, Parmenides und die Geschichte du greechischen Philosophie)

 

Adolf Hitler absorbé dans une lecture un rien affectée et poseuse, le cliché d’Heinrich Hoffmann, son photographe officiel, n’aurait étonné ni ses laudateurs, ni les témoins accablés des autodafés, tant le destin de l’ancien messager du 16e régiment d’infanterie de réserve de Bavière avait eu dès l’origine de son ascension politique partie liée avec le Livre. Entre hypothèses psychologisantes, préjugés tenaces sur son inculture académique et allusions consternées à la prose verbeuse et boursoufflée de Mein Kampf, le portrait d’un maître du IIIe Reich à demi-ignorant a la vie dure dans l’imaginaire collectif. Dépeindre les dictateurs sous les traits de l’“Autre absolu”, figure de la transgression et de la perversion présentant des troubles psychiatriques identifiés, relève, il est vrai, d’un légitime désir de comprendre les hommes et les événements en les replaçant dans un continuum historique cohérent. A condition toutefois que la catharsis ne s’apparente pas à une entreprise de duperie collective.

Staline, dont la bibliothèque comptait pas moins de 20.000 livres, et Hitler, à la tête de quelques 16.000 ouvrages, sont à ranger dans la catégorie des “grands lecteurs”, aussi dérangeante leur appartenance à ce groupe de tout temps socialement très prisé soit-elle pour le sens commun. Une question, dès lors, se pose presque malgré elle, histoire de rassurer les convictions les mieux ancrées sur le rempart naturel formé par la culture contre la barbarie : étaient-ils de “bons” lecteurs ? La tentation spontanée est forte de les réduire à de simples collectionneurs accumulant à l’adresse de leurs opinions publiques les preuves de leur sensibilité à l’objet autant qu’à son contenu. La vérité historique n’est, comme souvent, pas loin de prendre à cet endroit l’exact contrepied de ce que nous aimerions par-dessus tout entendre. Il faut à contrecœur rendre aux Caligula ce qui leur appartient…

« En Mussolini, disait A.J. Gregor dans The ideology of fascism dès 1969, les idées de Pareto, Mosca, Michels, Le Bon et Corradini devaient trouver à s’exprimer. C’étaient les idées critiques pour sa pensée sociale et politique juvénile. C’étaient les idées qui devaient constituer les premiers énoncés doctrinaires du fascisme et qui devaient finir par procurer la première doctrine rationnelle du premier nationalisme totalitaire déclaré de notre temps ». Serge Moscovici, dans sa remarquable étude L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses avait prêté deux décennies plus tard à Hitler la lecture attentive des travaux de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon, deux auteurs étonnamment absents de la recension effectuée par Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler (parue aux éditions Le Cherche Midi). Ayant très judicieusement placé son enquête sous le haut patronage de Walter Benjamin pour qui « non seulement le collectionneur est conservé dans ses livres, mais sa vie est écrite dans leurs pages », Ryback a consulté les fonds publics (la section des livres rares de la bibliothèque du Congrès en particulier, déménagés depuis dans un sous-sol du Building Thomas Jefferson à Washington) et les collections privés, composés des livres ayant appartenu à Hitler. Et les surprises ne sont pas loin d’être à tous les coins de page, si l’on ose dire.




« Le swastika gravé sur notre abbaye de Lambach s’est imprimé dans l’esprit de l’enfant. Le petit Hitler en rêvait sans cesse » (Bernard Grüner, son ancien professeur de musique).

Lecteur assidu de classiques de la littérature mondiale (Shakespeare, Cervantès, Harriet Beecher Stowe, Defoe…), d’essais philosophiques (Rousseau, Kant, Spengler), de romans d’aventure (Karl May et son héros Winnetou avaient ses faveurs), de poèmes, de romans de gare, de récits de voyage (Sven Hedin), d’ouvrages de spiritualité et d’occultisme, de traités militaires, de biographies des grands de ce monde, Hitler marginait inlassablement, chaque nuit, dans un silence tout monacal, des livres dans lesquels il venait puiser ses sources d’inspiration. Le niveau d’usure des pages et des tranches ont permis à Ryback de se faire une idée assez précise des affinités réelles de « Trommler » (« tambourinaire », surnom qu’Hitler s’était lui-même attribué lors de ses débuts en politique) avec certaines œuvres. Thomas Carlyle bien sûr (auteur de “la” biographie de Frédéric le Grand), mais aussi la Grande Encyclopédie Brockhaus, Henry Ford (auteur du lamentable Juif international : le plus grand problème de l’humanité), Paul Lagarde, Hans F.K.Günther (Typologie raciale du peuple allemand) et tant d’autres. « On peut [y] observer la technique de lecture d’Hitler dans toute son intensité, en devinant le stylo qui oscille au bord du livre comme l’œil scanne la page à la recherche de toute information “utile”, puis tournant la page, qui souligne tel ou tel passage, telle ou telle phrase isolée de particulière importance. Cà et là, un point d’exclamation, quelquefois un point d’interrogation, mais surtout ces traits sporadiques indiquant le pillage du volume, en quête des pierres utilisables dans le cadre de sa “mosaïque” ».




Ryback révèle au fil d’une démonstration très aboutie le rôle de mentor exercé par Dietrich Eckart dans la formation intellectuelle d’Hitler, l’aversion surprenante et très méconnue du Führer pour les écrits d’Alfred Rosenberg, les détails d’un projet ambitieux de “Wehrmacht de l’esprit” ourdi par l’évêque Alois Hudal visant la création d’une forme catéchisée de fascisme par la fusion de la foi catholique romaine dans la doctrine nationale-socialiste, la grande lucidité de Pie XI jugeant irréaliste la possibilité d’une entente doctrinale et bien d’autres informations de premier plan permettant d’appréhender sous un angle inhabituel la personnalité complexe et insaisissable de ce « maître de rhétorique et de la mauvaise foi ». Chapitrant sans cesse ses interlocuteurs, en conflit ouvert tout au long de la guerre avec ses généraux, Hitler dévoile par le choix de ses lectures une constitution émotionnelle déroutante, un mélange détonnant pour son entourage de sentimentalité et de brutalité. En témoigne l’espérance folle née à l’annonce de la mort de Roosevelt, alors que les troupes soviétiques sont aux portes de Berlin, dans laquelle il voulut voir, contre toute évidence, un signe de la Providence. Mais Roosevelt n’était pas la tsarine Elisabeth, pas plus que lui-même n’était Frédéric le Grand…

 



Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi.

 

Parution L'Hebdoscope Juin 09.

dimanche 10 mai 2009

Par d'autres chemins...



Le cœur empli d’interrogations restées sans réponse trois années après son ordination, Adrien décide un beau jour de quitter les ordres pour assumer pleinement ses désirs et trouver dans les bras d’un jeune Afro-Américain fraîchement débarqué à Paris un sens à son existence. Loin pourtant d’avoir trouvé dans cette relation l’apaisement et la consolation espérés, il retrempe malgré lui, à l’épreuve de la vie et de ses chemins de traverse, aux sources de sa foi et de ses engagements. Tourmenté par les fantômes d’un passé familial douloureux, Adrien se penche alors avec courage, mais sans trouver dans les mots le réconfort attendu, sur les sinuosités d'un parcours fait d’intranquillité et de solitude.

Par d’autres chemins, roman intimiste où alternent invocations silencieuses à un Dieu désespérément absent, relecture des pages d’un journal intime et monologues fortement baignés de mysticisme signe l’entrée réussie en littérature d’un auteur proche à bien des égards de son personnage. S’inscrivant dans un climat tendu au sein même d’une communauté de croyants ébranlée par les récentes déclarations de Benoît XVI, Par d’autres chemins n’est pourtant en rien une charge contre les atermoiements de l’Eglise sur les questions cruciales de la sexualité et de la crise des vocations tant sacerdotales que religieuses. Bien que, comme le soulignait en son temps Paul Valadier dans Eloge de la conscience (Editions du Seuil), « par ses structures institutionnelles, par son encadrement et son contrôle de la vie religieuse et morale des fidèles, par l’élaboration d’une morale casuistique minutieuse, [l’Eglise] encadre à ce point le comportement individuel qu’elle semble bien rendre vain le recours à la conscience ».




Hugues Pouyé a bien au contraire la finesse et le talent de nous guider vers d’autres rives, plus familières, moins convenues, où nous attendent des questions bâillonnées avec tant de mal par une Raison tout sauf triomphante. « Bien des fois, Adrien avait voulu interrompre le travail, cessé de dénouer l’impossible. Pourtant, il avait continué. Continué à chercher d’où lui venait l’amour du semblable, à chercher pourquoi il s’était lancé à corps perdu dans cette “suite de Jésus”. Jésus-Absent, Jésus-Amant, Jésus, tour à tour mère, grand frère, consolateur, au gré des images que délivrait son inconscient ». L’état de confusion d’Adrien, sa façon d’aimer l’Autre sans réserve au risque de manquer d’attention lors des rares moments de grâce que lui offre la vie nous inclinent à porter un regard bienveillant mais lucide sur la sincérité de nos propres promesses et de nos attentes.

« Ces mots me font craindre ce que j’aurais dû comprendre plus tôt. Il m’aurait mieux aimé que je l’ai aimé, mieux ou autrement. Au point de prendre mon chemin. Il ne serait donc retourné place Dauphine que pour s’assurer que je n’y étais pas et qu’il avait raison de me chercher ailleurs ».

Revenant trop avant sur ses pas, ressassant ses vieux souvenirs, manquant à ce point d’indulgence envers lui-même qu’il en oublie de voir tout ce que les choix de Malcolm peuvent avoir d’exemplaire et de signifiant, Adrien vivra le chemin de croix de celui-ci comme l’apôtre Pierre avait assisté à la Passion du Christ : aimant, faillible, emporté, faible, humain, trop humain…

Un livre à découvrir.

 

Hugues Pouyé, Par d’autres chemins, L’Harmattan.

 

Parution L'Hebdoscope du 20/05.

vendredi 8 mai 2009

La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers.

Recto

 

A l'heure où le Conseil d'Etat examine un avant-projet de loi visant à permettre la comparution devant la chambre d'instruction de malades mentaux criminels, où l'opinion publique fonde des espoirs démesurés dans la psychopharmacologie pour soigner les déviants sexuels, paraît opportunément chez Albin Michel le dernier livre d'Elisabeth Roudinesco La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers”. Constatant l'ambivalence de l'époque, permissive dans son culte de la transparence et de la fétichisation pornographique des corps, ultra-répressive dès lors que les pratiques débordent de la sphère privée, la psychanalyste dénonce l'abandon par la médecine mentale (psychologie, éthologie, psychiatrie) depuis les années quatre-vingts d'une réflexion historique, politique, culturelle et anthropologique sur le statut de la perversion et la place des pervers dans nos sociétés.

Rayés de la terminologie psychiatrique mondiale depuis 1987 au profit du terme de paraphilie (désignant non seulement les pratiques sexuelles qualifiées autrefois de perverses mais aussi tous les fantasmes pervers), la perversion est proprement vidée de sa substance : « si plus personne n'est pervers, toute personne est donc susceptible de l'être, pour peu qu'elle puisse être soupçonnée d'avoir été fortement obsédée, à plusieurs reprises, par des fantasmes sado-masochistes, fétichistes, criminels, etc. ». Tout se passe comme si la psychiatrie, après avoir fait du pervers au XIXème siècle un simple malade à soigner, servait les intérêts scientistes des Etats modernes, fortement enclins à confier la prise en charge des individus considérés comme irrécupérables (pédophiles, terroristes, tueurs en série...) à la chirurgie et à l'endocrinologie plutôt qu'aux spécialistes de la santé mentale, à dépister les conduites à risque dès le plus jeune âge, à placer les citoyens sous la surveillance de caméras, à brouiller les frontières du normal et du pathologique au risque de ne plus pouvoir dissimuler la violence dont leurs propres pratiques sont porteuses. Si le terroriste et le pédophile incarnent de nos jours l'autre absolu, celui qui perturbe l'ordre naturel du monde en portant atteinte à ce que notre civilisation considère comme étant ses biens les plus précieux (l'Enfant, la Famille, la Démocratie...), Elisabeth Roudinesco s'inquiète de voir nos sociétés verser sur le mode mortifère dans le grand projet d'une société sadienne, le biopouvoir, préconisant « l'abolition des différences, la réduction des sujets à des objets sous surveillance, la suprématie d'une idéologie disciplinaire sur une éthique de la liberté, la dissolution du sentiment de culpabilité, la suppression de l'ordre du désir... ».

Sade justement, le grand domestiqueur de toutes les perversions, mais aussi les martyrs de l'Occident chrétien, les flagellants, Gilles de Rais, l'assassin d'enfants mettant en cause lors de son procès son éducation pour justifier ses actes, ou Eichmann, le bureaucrate nazi agent de la Solution finale, sont quelques-unes des figures convoquées pour souligner l'évolution du regard porté par différentes époques sur leurs pervers. La perversion est, en effet, présente dans toutes les sociétés humaines, à la fois jouissance du mal, symbole de créativité, de dépassement de soi et de grandeur lorsqu'elle s'exprime à travers un talent singulier (dans le champ artistique en particulier), et nécessité sociale dans le sens où elle « préserve la norme tout en assurant à l'espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions ».

S'il est inconcevable d'imaginer une société dans laquelle les individus ne chercheraient plus à suivre, sous une forme ou sous une autre, leurs penchants pervers et leurs fantasmes, Elisabeth Roudinesco nous invite toutefois à méditer les mots de Freud, l'un des maîtres du Soupçon, pour qui il fallait éduquer le mal pour faire le bien : « C'est précisément l'accent mis sur le commandement Tu ne tueras point qui nous donne la certitude que nous descendons d'une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore ». Ou quand la pathologie éclairait encore la norme, et non l'inverse...

 

Elisabeth Roudinesco, La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers, Albin Michel.

 

Parution L'Hebdoscope 01/08

jeudi 9 avril 2009

Un peuple en petit

Recto


Oliver Rohe and Co…

 

Roman choral où l’audace du style et l’originalité de la construction le disputent à un humour réjouissant, peinture incisive d’une époque désenchantée sur fond de portrait de groupe, Un peuple en petit entremêle les voix de trois personnages occupés à survivre au milieu des décombres de leurs existences. L’écriture, changeante selon l’identité du narrateur, les règles de ponctuation oubliées comme si les doutes insidieux s’immisçant dans leurs consciences achevaient de déstructurer les codes du langage lui-même, les phrases aussi longues qu’une journée de déprime à ressasser les mauvais souvenirs font osciller le texte entre légèreté de ton et sourde gravité, lucidité apparente et mensonge à soi-même. Les “je” se juxtaposent, se dévoilent, cohabitent sans jamais se confondre : l’art d’Oliver Rohe se situe là, entre maîtrise de la forme et complexité du propos, mise en abyme des récits et repli hors des sentiers de l’autofiction, sans aucune passerelle pour rassurer les certitudes confuses du lecteur sur ses personnages.

D’un appartement parisien, des grandes artères bétonnées de Bochum (« Le mot ville me semble d’ailleurs largement usurpé tant l’architecture générale du lieu, les plans qui ont présidé à sa fondation, l’espèce de haine du goût dont il s’imprègne, me font davantage penser à une benne à ordures ») ou des immeubles désossés d’une ville meurtrie par les bombes (difficile de ne pas penser au pays d’origine de l’auteur, le Liban, et à ses conflits fratricides) résonnent tour à tour les monologues délirants d’un homme reclus, n’ouvrant sa porte que pour échanger quelques mots avec un mystérieux syndic, les souffrances intimes et les souvenirs essoufflés d’un acteur gravement malade, Karl, jouant son dernier rôle au faîte de sa gloire, ou le quotidien halluciné d’un enfant balloté d’une zone de combat à l’autre pendant plus de dix ans.



Beyrouth, années 80


Les personnages d’Oliver Rohe, absents à eux-mêmes et tournant le dos à leur passé, chancèlent au-dessus du vide, à peine surpris des désordres du monde. Ils se délestent de leurs mots sans autre désir que de meubler leur silences, car, ils le savent, loin d’être libérateur le flux incontinent de leurs pensées les ramène toujours à leur point d’origine : « Profiter des grâces de la nuit pour supporter la laideur de la ville, voilà la seule solution, rapidement échapper, aussi vite que possible, à l’impasse de ma chambre (Karl) » ; « En me rinçant la figure : quelle merde je suis. A l’époque, il y a trois semaines environ, je croyais avoir envisagé la question dans sa totalité, sans exceptions notables, sous tous les angles possibles (et imaginables) (Personnage Deux) ».

Les images tremblées de la guerre _« Dans l’obscurité des escaliers tout le monde hurle au fur et à mesure que le fracas se rapproche. Départ sifflement impact. En panique nous nous cognons contre les murs les rambardes les portes. (…) Le fracas est maintenant là. Dans nos oreilles. Métallique assourdissant glacial. (…) Nous entendons les premières vitres brisées s’écraser sur le trottoir. Les premiers éboulements de pierre. Les premiers cris humains »_ font écho aux babillages (drôles mais pour le moins inquiétants) du Personnage Deux muré dans sa folie _« Je m’installe à la terrasse d’un débit de boissons quelconque, disons un débit lambda, au milieu d’une vingtaine de gens parfaitement inconnus qui, bizarre bizarre, ne se connaissent pas non plus entre eux. Je demande un chalumeau pour mon soda. Poliment. Au bout de quelques secondes, trois cents à peine, la serveuse me l’apporte avec un sourire grand et aimable ». Ni la même conscience du désastre, ni le sentiment partagé de l’injustice du monde, ni la vacuité de leurs stratagèmes pour s’en échapper quelques heures ne suffisent pourtant à tisser entre eux un fil invisible susceptible de les soulager. Alors quoi ?




En guise de réponse, Olivier Rohe, le trait vif, l’esprit tapageur, délivre à la fin de son livre une pirouette en guise d’épitaphe : « Je suis un badaud » assène crânement le Personnage Deux à un policier s’étonnant de sa présence incongrue et prolongée sous les fenêtres d’un immeuble en flammes. L’humour comme ultime planche de salut pour éteindre l’incendie de nos échecs ? Certains s’en sortiront mieux que d’autres…

 

Oliver Rohe, Un peuple en petit, Gallimard.

Oliver Rohe, Défaut d’origine, Allia, 2003.


Parution L'Hebdoscope du 22/04

mercredi 18 mars 2009

La Vague (Todd Strasser)



Une tempête dans un verre d’eau

 

Relatant une expérience menée en 1969 par Ron Jones, un professeur d’histoire contemporaine au lycée Cubberley de Palo Alto (Californie), La Vague jouit depuis sa première parution en 1981 aux Etats-Unis d’un succès d’estime pour le moins étonnant si l’on en juge par les nombreuses zones d’ombre du récit, les suspicions entourant la véracité de certains faits rapportés, le manque de fiabilité des rares informations factuelles données dans le texte (le nombre de victimes dans les camps d’extermination et de concentration est erroné. On ne peut que déplorer à ce propos que l’éditeur n’ait pas jugé bon de le mentionner en note de bas de page), les témoignages labiles et contradictoires des principaux témoins et, plus grave de notre point de vue, la faiblesse insigne du texte.

Disons-le sans détour, le roman ne présente aucun intérêt sur le plan littéraire : platitude du style, saynètes inconsistantes mettant en scène des adolescents sans épaisseur, situations insuffisamment fouillées et travaillées pour emporter l’adhésion de tout lecteur désireux de comprendre les mécanismes psychologiques ayant conduit des élèves de première à adhérer aussi facilement à un projet pédagogique calqué sur le modèle d’endoctrinement des Jeunesses hitlériennes. Rapidement dépassé par l’ampleur du mouvement et les actes répréhensibles commis en son nom, le prosélytisme de ses partisans, la dérive sectaire et l’obtuse stupidité d’étudiants transformés en suiveurs fanatisés et décérébrés, Ron Jones n’aura d’autre choix que de se soumettre à la raison après avoir quelques jours caressé des rêves de grandeur et de contrôle des esprits, au mépris de ses propres convictions.




En ne parvenant pas à convoquer les fantômes du Troisième Reich au chevet des passions et de la folie ordinaire de ses personnages, le livre de Todd Strasser échoue à lever un coin du voile sur un phénomène éminemment complexe et délicat à appréhender, nécessitant une connaissance approfondie des processus pouvant amener un individu à se faire le meilleur avocat d’une propagande le privant de ses libertés.

« Tout était planifié en détail, nous devions juste faire comme il nous disait et il n’y aurait aucun problème ».

« Tout était si soudain, si libérateur, irréel et instantané, comme dans un de ces rêves flottants qu’on peut faire au cours d’un bref assoupissement en pleine journée ».

« On est prêt, tout à fait prêt, on ne pense à rien d’autre, à l’intérieur de soi on est si vide, si nettoyé. On a atteint ce point en prévision duquel on s’est laissé ressourcer, prisonnier de sa bêtise et de sa confusion, de son appréhension et de sa teneur. On ne pense qu’à cette seule et unique chose. Un ordre, et ce qu’on fera ensuite sans hésitation. Tout ça fonctionne si parfaitement ».


Recto


Ces citations sont extraites du roman de Jens-Martin Eriksen, Anatomie du bourreau (Editions Métailié, 2001), décrivant de manière clinique la lente déconstruction psychique et l’effrayante docilité d’un milicien enrôlé de force, magistral contrepoint à l’étude référence de Christopher Browning, Des hommes ordinaires (Ed. Belles Lettres, 1994) sur les exactions des Einsatzgruppen en Pologne entre juillet 42 et novembre 43. Joignant la rigueur au talent d’écriture, destinés à des lecteurs exigeants se détournant des artifices narratifs comme des portraits de groupe simplistes, ces deux livres, incontournables pour comprendre les racines de l’obéissance à l’autorité, les stratégies de dissimulation et de mensonge à soi-même employés par des individus placés dans des situations extrêmes, devraient figurer en bonne place, au milieu des classiques sur le sujet, dans les bibliothèques idéales.


Recto


« Quand on ne prend pas l’histoire au sérieux, on ne se soucie pas de la différence entre jeu et réalité » disait Ruth Klüger dans Refus de témoigner (Viviane Hamy, 1997). Ron Jones aurait dû s’en souvenir. Todd Strasser aussi, en s’emparant de son histoire. Après lecture, La Vague s’est retirée en laissant derrière elle un goût amer et un doute tenace. Serait-il donc si facile de séduire un million et demi de lecteurs rien qu’en Europe ?

 

NDLR : La Vague a été adaptée sur les écrans par Dennis Gansel (actuellement au cinéma). Son action se déroule dans un collège en Allemagne de nos jours.

 

Todd Strasser, La Vague, Jean-Claude Gawsewitch Editeur (rééd. Pocket).

 

Parution L'Hebdoscope du 25/03.

samedi 14 mars 2009

Extrait de NEVROPOLIS

Le sol avait tremblé. Un grondement sourd. Tous les objets avaient été pris de soubresauts épileptiques, les ampoules avaient balbutié. Son poste de télévision avait eu un haut-le-cœur puis s’était calmé. Des cris. Et puis plus rien. Le silence. Lorsqu’il avait enfin descendu les marches du perron le cœur empli de l’espoir fou qu’un nouveau Welles se cachait derrière un scénario aussi invraisemblable, les cendres floconneuses des corps calcinés et des matériaux de construction flottaient déjà dans l’atmosphère, comme si dieu avait subitement décidé d’un arrêt sur images pour prendre la mesure de la catastrophe. Elles couvraient chaque centimètre carré d’asphalte jusqu’à combler en quelques minutes les traces de pas laissées par les personnes en fuite courant en tout sens. La ville n’était qu’une énorme caisse de résonance où les sirènes concertaient en hurlant de terreur à la place des morts. Il marcha de longues heures, sonné, se répétant “c’est la fin…nous allons tous y rester”, laissant derrière lui un immense dais de poussière ensevelir Manhattan.




La plaie, longtemps suppurante, avait depuis été cautérisée par des mots n’ayant même pas le mérite d’être consolateurs. Les basses œuvres du Léviathan avaient tôt fait de transformer les élans compassionnels en courses-poursuites télégéniques dans les déserts afghans et irakiens. L’air était à nouveau pollué à l’entour comme dans n’importe quel autre quartier et un édifice aux formes alambiquées avait pris la place des défuntes sans pour autant parvenir à effacer leur mémoire dans le cœur des New-yorkais.

 

Curieusement, les silhouettes grisâtres et pantelantes croisées ce matin-là n’apparaissaient pas dans sa peinture. Il leur refusait l’hospitalité avec un entêtement pouvant passer pour de l’indifférence. Les yeux larmoyants de ces survivants de l’apocalypse, aveuglés par les particules en suspension, obsédaient ses nuits : il les voyait déferler dans les artères de la ville, en infecter la plus petite parcelle avant de contaminer bientôt tous les habitants, réveillant en eux les vieux démons blottis jusque-là dans l’obscurité de leur conscience. Couverte d’un manteau tombal, la ville n’était plus alors parcourue que par des revenants surgis d’une guerre d’autrefois.

 



Les articles des journaux qu’il parcourait nonchalamment rivalisaient de figures de style et d’effets rhétoriques pour tenter, avec plus ou moins de bonheur, d’en restituer l’atmosphère : par des petites phrases bien tournées, quelques plumes de talent réécrivaient le destin d’inconnus passés à la postérité. Son esprit déborda bientôt des souvenirs entremêlés et confus des témoins, des voix entrechoquées des victimes sur les répondeurs de leurs proches, de ces visions d’Icare désespérés se jetant dans le vide et se fracassant au sol, de tous ces mouchoirs s’agitant comme des papillons aux fenêtres des deux Babel de verre. Il se souvint, comme s’ils lui avaient été soufflés le matin même, des mots de la présentatrice d’une émission en cours : “Nous interrompons nos programmes pour nous rendre immédiatement à New York où un terrible accident s’est produit il y a quelques minutes. Un avion de la compagnie American Airlines s’est écrasé sur l’une des tours jumelles du World Trade Center faisant selon toute vraisemblance de très nombreuses victimes parmi ses occupants. Le feu semble, aux dires des premiers témoignages qui ont été recueillis sur place, s’être très rapidement propagé aux étages inférieurs rendant difficile le travail des secours…”.




Nathan se disait parfois qu’il aurait mieux valu qu’il s’agît là de faits contingents, improbables, d’accidents concomitants, de concours de circonstances, de tout sauf d’un plan raisonné de destruction du plus grand nombre de victimes possibles. Que l’informatique, un aiguilleur du ciel dépressif, des pilotes suicidaires en fussent à l’origine. Que toutes ces personnes fussent mortes par une négligence coupable, le plus inutilement du monde pour ne pas servir l’Histoire et ses campagnes militaires. Les équipes de déblaiement avaient retrouvé tant de morceaux de chair, de résidus de membres disloqués qu’il aurait été possible de reconstituer une armée entière de créatures assoiffées de vengeance. On dit tant de choses. Des légendes s’écrivaient déjà sur les cendres encore fumantes.

 


Viendrait le temps où un individu en mal de célébrité oserait émettre un doute sur le nombre d’êtres humains effectivement présents au moment de la chute des tours. Un jour trois mille, un autre mille cinq cents puis quelques dizaines de traînards à s’être laissés prendre au piège. Les idiots !… Dans quelques générations, des défilés s’organiseraient encore en mémoire des victimes. Dans le sillage des pompiers en tête de cortège, les orchestres égailleraient la ville aux sons des tambours et des trompettes ; des frémissements parcourraient la foule au moment de la rediffusion sur grands écrans de la chute des tours, des marchands de souvenirs proposeraient pour quelques dollars des fragments de modernité concassés. Grâce aux médias, chacun pourrait en temps réel, comme pour la messe dominicale, partager ces moments de liesse populaire, mêler le son de sa voix aux chants entonnés à tue-tête par les New-yorkais. Il faudrait en être, voir “ça” un jour, comme le carnaval de Rio ou une cérémonie d’ouverture des Jeux. Ceux assis devant leurs téléviseurs auraient une pensée émue pour les victimes innocentes entre deux publicités, préférant oublier qu’au même moment, au-delà des murs de leurs maisons, du coin de leurs rues à l’autre bout de la planète, des êtres verraient le cours de leur vie interrompu par la main de la Bête dans la plus grande indifférence.

 



Quels avaient été les derniers mots à avoir fleuri dans les têtes de tous ces oiseaux sans ailes au moment où les tonnerres d’applaudissements et les hourras des fanatiques accompagnaient leur chute ?

Nathan les avait imaginés et s’était mis à les écrire, puis s’était dit qu’il ne fallait pas jouer avec ça. Pas encore. “Un autre n’a qu’à le faire” : fi des fictions et des destins romanesques !

Quelle perte véritable l’humanité avait-elle eu à subir ? Combien de génies en herbe, de Prix Nobel en culottes courtes, de psychopathes (on est aux Etats-Unis quand même !), de futurs pilotes de ChampCar, de collaboratrices diligentes de futurs présidents fumeurs de cigares ?

Nathan avait noirci comme tant d’autres les registres de condoléances disséminés dans la ville, il avait apposé sa signature sur les murs au milieu des graffitis, des cœurs brisés, des déclarations d’amour aux victimes, à la liberté, à tous les mensonges sur la grandeur de l’Amérique…

Souvent, Nathan croisait des êtres désincarnés, des regards absents assurant l’essentiel pour ne pas avoir en plus à s’excuser auprès des autres vivants de manquer aux devoirs de politesse élémentaire. Il se demandait ce qu’il aurait dû ressentir, s’il devait continuer à pleurer chaque jour les disparus ou les laisser s’en aller sans s’encombrer l’esprit de guimauves sonnant faux à force d’être ressassées. Il rêvait d’un monde sans violence, sans ketchup sur les frites, sans CIA, sans Texans, sans religions, sans zonards, sans compagnies pétrolières, sans voisins.

 



Même le vieux Min avait perdu son sourire figé légendaire, son humour dardant les clients pressés. Ses laps de bœuf n’avaient plus leur arrière-goût suave qui faisait se hâter le quartier à sa porte. Mohammed avait débaptisé son épicerie de peur que dans la confusion la bêtise ne fît croupir sa carcasse de New-yorkais pure souche dans les eaux glacées de l’Hudson. Des connaissances saluaient Nathan depuis la planète où ils avaient trouvé refuge : il ne lui était désormais plus possible de voir le monde avec leurs yeux, ni de se reconnaître dans l’image de lui-même qu’ils lui renvoyaient. Les rues bruissaient à nouveau de querelles ancestrales, de conversations insignifiantes et de bousculades d’aveugles.


Tableaux "New York" de Tony Soulié


Névropolis, Editions Bénévent, pp.91-95.