mardi 19 mai 2009

Dans la bibliothèque privée d'Hitler (Timothy W.Ryback)

Recto


Plongée dans l’intimité d’un grand lecteur

 

“Mais tu apprendras aussi comment l’opinion trompeuse,

Destinée à être prise pour vraie, se frayait un passage à travers toutes choses (...)

Je vais à présent te parler de ce monde

assemblé de manière à paraître tout à fait

semblable à la vérité.

Ainsi, tu ne seras plus jamais égaré par les notions des mortels”.

(K.Reinhardt, Parmenides und die Geschichte du greechischen Philosophie)

 

Adolf Hitler absorbé dans une lecture un rien affectée et poseuse, le cliché d’Heinrich Hoffmann, son photographe officiel, n’aurait étonné ni ses laudateurs, ni les témoins accablés des autodafés, tant le destin de l’ancien messager du 16e régiment d’infanterie de réserve de Bavière avait eu dès l’origine de son ascension politique partie liée avec le Livre. Entre hypothèses psychologisantes, préjugés tenaces sur son inculture académique et allusions consternées à la prose verbeuse et boursoufflée de Mein Kampf, le portrait d’un maître du IIIe Reich à demi-ignorant a la vie dure dans l’imaginaire collectif. Dépeindre les dictateurs sous les traits de l’“Autre absolu”, figure de la transgression et de la perversion présentant des troubles psychiatriques identifiés, relève, il est vrai, d’un légitime désir de comprendre les hommes et les événements en les replaçant dans un continuum historique cohérent. A condition toutefois que la catharsis ne s’apparente pas à une entreprise de duperie collective.

Staline, dont la bibliothèque comptait pas moins de 20.000 livres, et Hitler, à la tête de quelques 16.000 ouvrages, sont à ranger dans la catégorie des “grands lecteurs”, aussi dérangeante leur appartenance à ce groupe de tout temps socialement très prisé soit-elle pour le sens commun. Une question, dès lors, se pose presque malgré elle, histoire de rassurer les convictions les mieux ancrées sur le rempart naturel formé par la culture contre la barbarie : étaient-ils de “bons” lecteurs ? La tentation spontanée est forte de les réduire à de simples collectionneurs accumulant à l’adresse de leurs opinions publiques les preuves de leur sensibilité à l’objet autant qu’à son contenu. La vérité historique n’est, comme souvent, pas loin de prendre à cet endroit l’exact contrepied de ce que nous aimerions par-dessus tout entendre. Il faut à contrecœur rendre aux Caligula ce qui leur appartient…

« En Mussolini, disait A.J. Gregor dans The ideology of fascism dès 1969, les idées de Pareto, Mosca, Michels, Le Bon et Corradini devaient trouver à s’exprimer. C’étaient les idées critiques pour sa pensée sociale et politique juvénile. C’étaient les idées qui devaient constituer les premiers énoncés doctrinaires du fascisme et qui devaient finir par procurer la première doctrine rationnelle du premier nationalisme totalitaire déclaré de notre temps ». Serge Moscovici, dans sa remarquable étude L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses avait prêté deux décennies plus tard à Hitler la lecture attentive des travaux de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon, deux auteurs étonnamment absents de la recension effectuée par Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler (parue aux éditions Le Cherche Midi). Ayant très judicieusement placé son enquête sous le haut patronage de Walter Benjamin pour qui « non seulement le collectionneur est conservé dans ses livres, mais sa vie est écrite dans leurs pages », Ryback a consulté les fonds publics (la section des livres rares de la bibliothèque du Congrès en particulier, déménagés depuis dans un sous-sol du Building Thomas Jefferson à Washington) et les collections privés, composés des livres ayant appartenu à Hitler. Et les surprises ne sont pas loin d’être à tous les coins de page, si l’on ose dire.




« Le swastika gravé sur notre abbaye de Lambach s’est imprimé dans l’esprit de l’enfant. Le petit Hitler en rêvait sans cesse » (Bernard Grüner, son ancien professeur de musique).

Lecteur assidu de classiques de la littérature mondiale (Shakespeare, Cervantès, Harriet Beecher Stowe, Defoe…), d’essais philosophiques (Rousseau, Kant, Spengler), de romans d’aventure (Karl May et son héros Winnetou avaient ses faveurs), de poèmes, de romans de gare, de récits de voyage (Sven Hedin), d’ouvrages de spiritualité et d’occultisme, de traités militaires, de biographies des grands de ce monde, Hitler marginait inlassablement, chaque nuit, dans un silence tout monacal, des livres dans lesquels il venait puiser ses sources d’inspiration. Le niveau d’usure des pages et des tranches ont permis à Ryback de se faire une idée assez précise des affinités réelles de « Trommler » (« tambourinaire », surnom qu’Hitler s’était lui-même attribué lors de ses débuts en politique) avec certaines œuvres. Thomas Carlyle bien sûr (auteur de “la” biographie de Frédéric le Grand), mais aussi la Grande Encyclopédie Brockhaus, Henry Ford (auteur du lamentable Juif international : le plus grand problème de l’humanité), Paul Lagarde, Hans F.K.Günther (Typologie raciale du peuple allemand) et tant d’autres. « On peut [y] observer la technique de lecture d’Hitler dans toute son intensité, en devinant le stylo qui oscille au bord du livre comme l’œil scanne la page à la recherche de toute information “utile”, puis tournant la page, qui souligne tel ou tel passage, telle ou telle phrase isolée de particulière importance. Cà et là, un point d’exclamation, quelquefois un point d’interrogation, mais surtout ces traits sporadiques indiquant le pillage du volume, en quête des pierres utilisables dans le cadre de sa “mosaïque” ».




Ryback révèle au fil d’une démonstration très aboutie le rôle de mentor exercé par Dietrich Eckart dans la formation intellectuelle d’Hitler, l’aversion surprenante et très méconnue du Führer pour les écrits d’Alfred Rosenberg, les détails d’un projet ambitieux de “Wehrmacht de l’esprit” ourdi par l’évêque Alois Hudal visant la création d’une forme catéchisée de fascisme par la fusion de la foi catholique romaine dans la doctrine nationale-socialiste, la grande lucidité de Pie XI jugeant irréaliste la possibilité d’une entente doctrinale et bien d’autres informations de premier plan permettant d’appréhender sous un angle inhabituel la personnalité complexe et insaisissable de ce « maître de rhétorique et de la mauvaise foi ». Chapitrant sans cesse ses interlocuteurs, en conflit ouvert tout au long de la guerre avec ses généraux, Hitler dévoile par le choix de ses lectures une constitution émotionnelle déroutante, un mélange détonnant pour son entourage de sentimentalité et de brutalité. En témoigne l’espérance folle née à l’annonce de la mort de Roosevelt, alors que les troupes soviétiques sont aux portes de Berlin, dans laquelle il voulut voir, contre toute évidence, un signe de la Providence. Mais Roosevelt n’était pas la tsarine Elisabeth, pas plus que lui-même n’était Frédéric le Grand…

 



Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi.

 

Parution L'Hebdoscope Juin 09.

dimanche 10 mai 2009

Par d'autres chemins...



Le cœur empli d’interrogations restées sans réponse trois années après son ordination, Adrien décide un beau jour de quitter les ordres pour assumer pleinement ses désirs et trouver dans les bras d’un jeune Afro-Américain fraîchement débarqué à Paris un sens à son existence. Loin pourtant d’avoir trouvé dans cette relation l’apaisement et la consolation espérés, il retrempe malgré lui, à l’épreuve de la vie et de ses chemins de traverse, aux sources de sa foi et de ses engagements. Tourmenté par les fantômes d’un passé familial douloureux, Adrien se penche alors avec courage, mais sans trouver dans les mots le réconfort attendu, sur les sinuosités d'un parcours fait d’intranquillité et de solitude.

Par d’autres chemins, roman intimiste où alternent invocations silencieuses à un Dieu désespérément absent, relecture des pages d’un journal intime et monologues fortement baignés de mysticisme signe l’entrée réussie en littérature d’un auteur proche à bien des égards de son personnage. S’inscrivant dans un climat tendu au sein même d’une communauté de croyants ébranlée par les récentes déclarations de Benoît XVI, Par d’autres chemins n’est pourtant en rien une charge contre les atermoiements de l’Eglise sur les questions cruciales de la sexualité et de la crise des vocations tant sacerdotales que religieuses. Bien que, comme le soulignait en son temps Paul Valadier dans Eloge de la conscience (Editions du Seuil), « par ses structures institutionnelles, par son encadrement et son contrôle de la vie religieuse et morale des fidèles, par l’élaboration d’une morale casuistique minutieuse, [l’Eglise] encadre à ce point le comportement individuel qu’elle semble bien rendre vain le recours à la conscience ».




Hugues Pouyé a bien au contraire la finesse et le talent de nous guider vers d’autres rives, plus familières, moins convenues, où nous attendent des questions bâillonnées avec tant de mal par une Raison tout sauf triomphante. « Bien des fois, Adrien avait voulu interrompre le travail, cessé de dénouer l’impossible. Pourtant, il avait continué. Continué à chercher d’où lui venait l’amour du semblable, à chercher pourquoi il s’était lancé à corps perdu dans cette “suite de Jésus”. Jésus-Absent, Jésus-Amant, Jésus, tour à tour mère, grand frère, consolateur, au gré des images que délivrait son inconscient ». L’état de confusion d’Adrien, sa façon d’aimer l’Autre sans réserve au risque de manquer d’attention lors des rares moments de grâce que lui offre la vie nous inclinent à porter un regard bienveillant mais lucide sur la sincérité de nos propres promesses et de nos attentes.

« Ces mots me font craindre ce que j’aurais dû comprendre plus tôt. Il m’aurait mieux aimé que je l’ai aimé, mieux ou autrement. Au point de prendre mon chemin. Il ne serait donc retourné place Dauphine que pour s’assurer que je n’y étais pas et qu’il avait raison de me chercher ailleurs ».

Revenant trop avant sur ses pas, ressassant ses vieux souvenirs, manquant à ce point d’indulgence envers lui-même qu’il en oublie de voir tout ce que les choix de Malcolm peuvent avoir d’exemplaire et de signifiant, Adrien vivra le chemin de croix de celui-ci comme l’apôtre Pierre avait assisté à la Passion du Christ : aimant, faillible, emporté, faible, humain, trop humain…

Un livre à découvrir.

 

Hugues Pouyé, Par d’autres chemins, L’Harmattan.

 

Parution L'Hebdoscope du 20/05.

vendredi 8 mai 2009

La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers.

Recto

 

A l'heure où le Conseil d'Etat examine un avant-projet de loi visant à permettre la comparution devant la chambre d'instruction de malades mentaux criminels, où l'opinion publique fonde des espoirs démesurés dans la psychopharmacologie pour soigner les déviants sexuels, paraît opportunément chez Albin Michel le dernier livre d'Elisabeth Roudinesco La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers”. Constatant l'ambivalence de l'époque, permissive dans son culte de la transparence et de la fétichisation pornographique des corps, ultra-répressive dès lors que les pratiques débordent de la sphère privée, la psychanalyste dénonce l'abandon par la médecine mentale (psychologie, éthologie, psychiatrie) depuis les années quatre-vingts d'une réflexion historique, politique, culturelle et anthropologique sur le statut de la perversion et la place des pervers dans nos sociétés.

Rayés de la terminologie psychiatrique mondiale depuis 1987 au profit du terme de paraphilie (désignant non seulement les pratiques sexuelles qualifiées autrefois de perverses mais aussi tous les fantasmes pervers), la perversion est proprement vidée de sa substance : « si plus personne n'est pervers, toute personne est donc susceptible de l'être, pour peu qu'elle puisse être soupçonnée d'avoir été fortement obsédée, à plusieurs reprises, par des fantasmes sado-masochistes, fétichistes, criminels, etc. ». Tout se passe comme si la psychiatrie, après avoir fait du pervers au XIXème siècle un simple malade à soigner, servait les intérêts scientistes des Etats modernes, fortement enclins à confier la prise en charge des individus considérés comme irrécupérables (pédophiles, terroristes, tueurs en série...) à la chirurgie et à l'endocrinologie plutôt qu'aux spécialistes de la santé mentale, à dépister les conduites à risque dès le plus jeune âge, à placer les citoyens sous la surveillance de caméras, à brouiller les frontières du normal et du pathologique au risque de ne plus pouvoir dissimuler la violence dont leurs propres pratiques sont porteuses. Si le terroriste et le pédophile incarnent de nos jours l'autre absolu, celui qui perturbe l'ordre naturel du monde en portant atteinte à ce que notre civilisation considère comme étant ses biens les plus précieux (l'Enfant, la Famille, la Démocratie...), Elisabeth Roudinesco s'inquiète de voir nos sociétés verser sur le mode mortifère dans le grand projet d'une société sadienne, le biopouvoir, préconisant « l'abolition des différences, la réduction des sujets à des objets sous surveillance, la suprématie d'une idéologie disciplinaire sur une éthique de la liberté, la dissolution du sentiment de culpabilité, la suppression de l'ordre du désir... ».

Sade justement, le grand domestiqueur de toutes les perversions, mais aussi les martyrs de l'Occident chrétien, les flagellants, Gilles de Rais, l'assassin d'enfants mettant en cause lors de son procès son éducation pour justifier ses actes, ou Eichmann, le bureaucrate nazi agent de la Solution finale, sont quelques-unes des figures convoquées pour souligner l'évolution du regard porté par différentes époques sur leurs pervers. La perversion est, en effet, présente dans toutes les sociétés humaines, à la fois jouissance du mal, symbole de créativité, de dépassement de soi et de grandeur lorsqu'elle s'exprime à travers un talent singulier (dans le champ artistique en particulier), et nécessité sociale dans le sens où elle « préserve la norme tout en assurant à l'espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions ».

S'il est inconcevable d'imaginer une société dans laquelle les individus ne chercheraient plus à suivre, sous une forme ou sous une autre, leurs penchants pervers et leurs fantasmes, Elisabeth Roudinesco nous invite toutefois à méditer les mots de Freud, l'un des maîtres du Soupçon, pour qui il fallait éduquer le mal pour faire le bien : « C'est précisément l'accent mis sur le commandement Tu ne tueras point qui nous donne la certitude que nous descendons d'une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore ». Ou quand la pathologie éclairait encore la norme, et non l'inverse...

 

Elisabeth Roudinesco, La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers, Albin Michel.

 

Parution L'Hebdoscope 01/08