jeudi 29 janvier 2009

Manuel de survie en eaux troubles


A la libération des camps de concentration et d’extermination, nombre de survivants en avaient fait la douloureuse expérience : le récit de leur captivité, des atrocités commises et des violences endurées suscitait bien souvent chez leurs interlocuteurs davantage de gêne et d’incrédulité que de compassion et d’empathie. Primo Levi l’avait décrit mieux que personne : « C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré des personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là » (Si c’est un homme). Difficulté de trouver les mots pour décrire l’impensable, de trouver dans le regard de l’autre l’“ami” communiant dans le désespoir. Ecueils du temps et de la labilité des témoignages, imprécision des souvenirs. « Se souvenir est un acte éthique, qui possède une valeur éthique en soi et par soi. (…) Faire la paix, c’est oublier. Pour que la réconciliation ait lieu, il est nécessaire que la mémoire soit défectueuse et limitée » (Susan Sontag, Devant la douleur des autres).

Le désir opiniâtre de se confier, de partager son expérience en rendant hommage à des parents disparus et à toutes les victimes, de pointer l’ignominie et les bassesses de l’être humain sont venus à bout de l’oubli volontaire et des réticences à soulever le couvercle des mauvais souvenirs. Alliant souvent talent, justesse de ton, sensibilité et retenue, romanciers, poètes et dramaturges, témoins directs ou auriculaires, ont bravé la loi du silence et écrit au fil des soixante dernières années, de concert avec historiens et essayistes, quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Désormais devenu un genre en soi, plus de rentrée sans que les éditeurs n’annoncent à grand renfort de superlatifs la sortie prochaine de classiques avant l’heure de la littérature de la Shoah, d’ouvrages posthumes miraculeusement retrouvés ou d’études de cas déjà incontournables. Et force est de le reconnaître, certains livres tiennent leurs promesses (Les disparus de Daniel Mendelsohn, Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay en particulier) et justifient pleinement l’agitation produite autour de leur sortie, comme si le terreau romanesque fourni par la période, son lot de drames, de trahisons, de retrouvailles et de tristesse incontinente était inépuisable.

Le livre d’Hanna Krall est-il de ceux-là ? Proche de Kieslowski, chantre du reportage littéraire, elle n’était qu’une enfant à l’époque des faits relatés dans Le roi de cœur publié aux Editions Gallimard. Son roman, construit autour de brefs plans-séquences s’inspirant de faits réels, dépeint l’enfer vécu par une femme juive, Izolda, échappée du ghetto de Varsovie après la déportation de son mari à Auschwitz. Eperdument amoureuse, raccrochant sa propre survie à la sienne et aux prédictions favorables d’une cartomancienne de ses amies, elle se met en tête de lui faire parvenir un colis de vivres une fois par mois comme les règles du camp le lui autorisent. Le récit, poignant mais volontiers décousu, alterne allusions aux riches heures du passé et évocations quasi documentaires de la vie quotidienne, descriptions sans fioriture des mauvaises rencontres et parenthèses de calme apparent. Séjours dans des camps de travail, interrogatoires, évasions, voyages en train à travers la Pologne, fausses identités mais aussi rafles, viols, mensonges, humiliations, compromissions, système D, lâcheté, décès des proches, repli dans les croyances superstitieuses.

Hanna Krall ne fait l’économie d’aucune péripétie plausible au risque de faire d’Izolda une héroïne improbable et de son destin une exception fictionnelle confirmant la règle. D’autant qu’une question sous-jacente traverse le texte sans jamais être formulée : le roi de cœur, s’il survit, sera-t-il à la hauteur de l’attente, de l’obsession et des sacrifices de son épouse? La fin, bâclée, rendue prévisible à force de rebondissements et d’invraisemblances, laisse une impression étrange : Izolda, en quête d’une “plume” pour rapporter son histoire, croise les pas d’une femme écrivain polonaise. La rencontre se solde par une fin de non-recevoir : « le livre qui en découle ne satisfait pas ses attentes. Il n’y a pas assez de sentiment. Pas assez d’amour, de solitude et de larmes. Et pas assez de cœur non plus. Ni de mots. Bref, tout y manque. Tout ».

Que pense Izolda R. du livre d’Hanna Krall ?

 

Hanna Krall, Le roi de cœur, Gallimard.

Tatiana de Rosnay, Elle s’appelait Sarah, Héloïse d’Ormesson (chronique à venir).

mardi 27 janvier 2009

Hommage à John Updike


Aux portes de New York, en plein coeur d'une petite ville industrielle paupérisée du New Jersey, un adolescent sous influence et en rupture de ban avec les valeurs fondatrices de l'American Way of Life se laisse convaincre d'emprunter la voie du martyre par un imam de quartier. Ou comment le modèle individualiste, consumériste et hédoniste de nos sociétés porterait selon John Updike, double Prix Pulitzer pour sa série romanesque Rabbit, les ferments de son propre naufrage. Chronique autour d'un livre ayant suscité une vive polémique outre-Atlantique.

Avant d'être le récit circonstancié d'une manipulation, orchestrée par une minorité radicalisée, pour amener un jeune à sacrifier sa vie au nom des intérêts supérieurs d'un Islam en danger, Terroriste porte un regard sans concession sur une Amérique désenchantée en rupture avec un passé glorieux, se berçant de l'illusion d'être aimée et enviée par le reste du monde. Ne voyant dans la société que signes de dépravation et absence de moralité, Ahmad Ashmawy Mulloy cherche à se protéger des tentations impies et des biens terrestres en se réfugiant dans l'intimité apaisante de la prière et la lecture de sourates choisies à dessein par le cheikh Rashid pour l'amener à réfléchir au sens de sa destinée. Fils d'un Egyptien reparti au pays et d'une infirmière d'origine irlandaise qui aura confié dès l'âge de onze ans son éducation religieuse et morale à un guide spirituel aux idées pour le moins effrayantes, il n'en reste pas moins un homegrown, un jeune homme de son temps élevé dans les préceptes d'une culture tout entière portée à la célébration narcissique et à la publicité de ses opinions.

Délaissant ses études, malgré l'insistance du conseiller d'orientation de son lycée inquiet pour son avenir, pour embrasser une carrière a priori sans envergure de chauffeur poids lourd, Ahmad, animé d'une foi nihiliste et sectaire, rêve d'être le bras armé de as-Samad, le Parfait, quitte à en devenir transparent pour ses proches, à renoncer aux plaisirs de la vie et à cesser tout questionnement sur lui-même. Updike n'est jamais aussi à l'aise, dans des pages où percent à la fois une forte empathie pour ses personnages et le regard lucide d'un esprit critique hors norme, que lorsqu'il égratigne la société américaine, son absence d'utopie salvatrice et le renoncement des âmes à vouloir changer ce qui peut l'être du monde.

La peinture sociale de la middle class, son surpoids de rêves enfouis et de frustrations, n'en est que plus équivoque dès lors qu'elle est mise en perspective avec un fanatisme religieux proposant des idéaux d'espérance et de Paradis, un Au-Delà à portée d'explosion, des vierges (les hūrīyyāt) attendant l'arrivée du héros du jour. De la bouche des commanditaires et de son héros, Updike donne en réalité à voir une vision de l'Amérique et de l'Occident loin des clichés romantiques et édulcorés diffusés par le cinéma et les médias. « Les nouveaux pouvoirs, les entreprises internationales, ils veulent te décerveler, point barre. Ils veulent te transformer en machines à consommer, en poulets de batterie. Tous ces divertissements, Madman, c'est de la saloperie, la même saloperie qui anesthésiait les gens pendant la Grande Crise ; la différence c'est qu'à l'époque tu faisais la queue et tu payais un quarter pour aller au cinéma, alors qu'aujourd'hui, c'est quasiment gratis parce que les publicitaires paient un million de dollars la minute pour pouvoir te bousiller la cervelle », déclame ainsi Charlie Chehab, son employeur libanais, à Ahmad pour finir de le convaincre de commettre l'irréparable.

Si le propos d'Updike n'évite pas certains poncifs, si la fin un brin bâclée après tant de brillants développements pour expliquer le sens d'un sacrifice laissera perplexe les lecteurs exigeants, la finesse psychologique des personnages qui, tour à tour, finissent par douter du sens même de leurs engagements, les ressorts narratifs de l'action, le brio de l'écriture et la mise en abyme du récit justifient pleinement l'urgence de la lecture de son dernier opus.

 

John Updike, Terroriste, Editions du Seuil.

dimanche 25 janvier 2009

Eloge de la futilité...


Plutôt séduit à l'époque par le style enlevé et les audaces narratives de son second livre, Le Troisième Frère (Denoël, 2006), nous attendions avec une impatience non feinte la parution à la rentrée du nouvel opus du prometteur Nick McDonell, Guerre à Harvard. Las, le livre déçoit et n'apporte aucun éclairage nouveau sur les moeurs passablement inquiétantes d'une jeunesse américaine désillusionnée. Décrivant en témoin oculaire et à coups d'anecdotes censément intéressantes la vie quotidienne des étudiants dans l'un des plus beaux fleurons de l'intelligentsia universitaire, abordant les thèmes les plus variés en se contentant de menues observations dignes d'un vulgaire scribouillard dans un journal de lycée, McDonell tombe dans le piège d'une désinvolture confondante qu'il gagnerait évidemment à égarer en route. A oublier.


Nick McDonell, Guerre à Harvard, Flammarion.

Manifeste pour une république de lecteurs


Depuis la mise en ligne des premiers billets à l'automne 2004 jusqu'au drôlatique C'est vrai ça : pourquoi tant de haine? du 5 octobre dernier dans lequel il épingle les vrais-faux expatriés Houellebecq et B.-H.L. (« Mini-Baudelaire et Malraux Junior : quel casting! ») et la promotion tapageuse de leur livre Ennemis publics (Flammarion/Grasset), le blog de la “République des livres (http://passouline.blog.lemonde.fr/) de Pierre Assouline est devenu pour nombre d'intervenautes”, d'éditeurs et de passionnés de la “chose” littéraire un rendez-vous incontournable.

Ses chroniques quotidiennes, érudites et informées, rendent compte de l'actualité du livre et des auteurs avec un talent proportionnel à l'intensité des réactions que chacune d'elles provoque désormais. « Il se pourrait que l'internet renoue avec l'art perdu de la conversation du temps où l'on n'attendait justement aucun résultat efficace et nul retour sur investissement de la compagnie des autres ».

Etonné de la virulence des disputes et de la tournure prise par certains débats, Assouline s'interroge à bon droit sur ces lecteurs férus de littérature se cachant derrière des pseudonymes pour faire étalage de leurs opinions, de leurs coups de coeur ou de leur mépris à l'endroit d'auteurs consacrés ou des accointances parfois douteuses du milieu avec les médias et les politiques. Dans une longue préface dans laquelle il revient sur la genèse de son projet et sur les réflexions que lui inspirent les cent-cinquante-mille (!) commentaires générés par ses propres articles, l'auteur de Lutétia, d'Etat limite et de nombreuses biographies ouvre des pistes de réflexion pour tenter d'expliquer l'ampleur et la permanence d'un succès le contraignant à respecter un calendrier de publication scrupuleux sous peine de se voir à son tour apostropher et rappeler à l'ordre (!).

Parmi les quelques six-cent commentaires écrits sous X sélectionnés (d'intérêt au demeurant très inégal) figurent des perles parvenant presque à faire oublier le sujet initial de la discussion : entre bons mots, citations et hommages littéraires, changements brusques de registres et idées fixes se profile un portrait de groupe témoignant d'un commun désir de converser, souvent pour le simple plaisir de rivaliser par plumes interposées.

« [Il y a sur ce blog] un sentiment d'être avec un groupe d'exilés, une ultime secte, une espèce en voie de disparition, et il y a, souvent, chez les blogueurs, ici, sur ce site, curiosités, fantaisies_ les plus exquises _et des hargnes et des empoignades, des colères, des naïvetés, quelque chose de moqueur souvent, que j'aime. Ce blog est un formidable artichaut de personnalités. Et ces réactions me font mieux comprendre ce qu'est la lecture, les emballements, parfois les oeillères. Bref quelle terrasse pour enfin voir bavarder les vrais lecteurs » (Paul Edel, 17 juin).

Si aucun article du maître de cérémonie ne vient malheureusement replacer dans leur contexte les papiers choisis, au prétexte de leur « laisser vivre leur vie », si l'écriture même de cette chronique a donné par instants l'impression de participer à la grand-messe de la Raison blogosphérique en ajoutant une nouvelle ligne aux commentaires sur les commentaires, Brèves de blog n'en demeure pas moins un objet littéraire passionnant pour ceux qui réfléchissent, controversent (tiens, tiens...) et s'interrogent sur l'avenir de l'écrit et de la lecture à l'ère du numérique.

 

Pierre Assouline, Brèves de blog. Le nouvel âge de la conversation, Editions des Arènes.

jeudi 15 janvier 2009

Syngué sabour. Pierre de patience


Profession de foi au milieu des décombres...

 

De nombreux romanciers d'origine étrangère, francophiles ou installés dans l'hexagone, parmi lesquels Beckett, Maalouf, Ben Jelloun, Manet, Kundera, Makine ou plus récemment Jonathan Littell pour ne citer que quelques têtes d'affiche très en cour dans les médias, ont un jour fait le choix d'abandonner les contrées familières et rassurantes de leur langue maternelle pour celles, riches, complexes et contraignantes de la langue de Molière. Désireux de s'émanciper de modèles littéraires trop encombrants ou caressant l'espoir de retrouver une audace et une liberté de ton perdue pour certains sous les tabous de la dictature, leurs écrits y ont parfois gagné en sobriété et en profondeur sans toujours emporter l'adhésion de leur lectorat. Ces dernières années, les jurés des grands prix littéraires ont particulièrement affectionné dans leurs sélections les oeuvres d'écrivains exilés et n'ont pas tari d'éloges au moment de rendre leur verdict sur la richesse de style de leurs textes. A voir.

En couronnant en novembre dernier Syngué sabour. Pierre de patience, les dix membres de l'Académie Goncourt n'ont pas dérogé à cette tendance qui ne laisse pas d'interroger sur les motivations avouées et cachées de ses défenseurs. Au petit jeu des chaises musicales entre éditeurs se partageant les accessits, le livre d'Atiq Rahimi, édité chez le primo entrant P.O.L. (dont Gallimard détient 88% du capital tout de même...), semblait placé sous les meilleurs auspices pour s'attirer les faveurs du milieu littéraire. Adoubé dès sa parution par Pierre Assouline sur son blog, auréolé de commentaires élogieux par une presse conquise, il bénéficiait de plus d'un avantage comparatif essentiel pour attirer à lui les lumières médiatiques : Atiq Rahimi lui-même. Affable, posé, télégénique, maniant notre langue avec la délicatesse et le soin de ceux qui lui vouent une reconnaissance non feinte (on ne pouvait en dire autant de Littell), Rahimi a suscité très tôt la curiosité en évoquant quelques facettes douloureuses de son histoire personnelle et de celle de son pays, l'Afghanistan, traversé depuis des décennies par des conflits politiques, fratricides et religieux sur fond d'enjeux géopolitiques régionaux.

Dans un style incantatoire et poétique d'une grande beauté formelle, il nous conte l'histoire d'une femme au chevet d'un mari soldat de Dieu, plongé dans le coma après avoir été atteint par une balle dans la nuque. Abandonnée par sa belle-famille, remplissant ses devoirs avec l'obstination de celle qui veut croire en sa résurrection, elle lui prodigue jour après jour les mêmes soins rituels dans une atmosphère crépusculaire, récitant la litanie des noms désignant Dieu dans le Coran en égrenant nerveusement son chapelet.

« La lampe-tempête exhale vainement ses derniers souffles. Sa flamme s'éteint. Rentre la femme. Une profonde lassitude s'empare d'elle_ de son être, de son corps. Après quelques pas languissants vers son homme, elle s'arrête. Plus irrésolue que la veille. Son regard s'attarde désespérément sur le corps inerte. Elle s'assied entre l'homme et le Coran qu'elle ouvre à la page de garde. Son doigt touche un à un les noms de Dieu ».

Entrecoupées par les bruits de détonations et le fracas des bombes au pied de son immeuble, ses prières se mettent à prendre dans l'espace clos de leur chambre d'étranges tonalités. Se multipliant pour ne pas se laisser gagner par le doute, elle finit pourtant par déverser sa colère en lui confiant ses angoisses, sa peur de la solitude, ses frustrations de femme et d'épouse, et en levant le voile sur les recoins intimes de ses souvenirs. Tournant le dos à l'islam et à la violence incontinente de l’époque, elle choisit de trouver refuge et réconfort dans la croyance et la superstition légendaire : le corps de son mari se transforme dans son esprit en réceptacle de ses paroles, en pierre de patience qui, dans la tradition mythologique perse, libère les hommes de tous leurs tourments en éclatant un beau jour sous le poids de leurs confidences.

« Si toute religion est une histoire de révélation, la révélation d'une vérité, alors, ma syngué sabour, notre histoire à nous, elle aussi est une religion. Notre religion à nous! »

Constellant son récit d'allusions au désir et à la sexualité, à l'incompréhension entre les femmes et les hommes, aux ravages de l'obscurantisme et de l'ignorance sur les consciences, le magnifique roman d'Atiq Rahimi résonne comme une ode à la libération du corps et de l'esprit dans des sociétés où la voix des femmes peine à se faire entendre.

Le lecteur, nourrissant a priori des préventions bien légitimes, le concédera de bonne grâce en refermant ses pages : Syngué sabour est un grand livre, fût-il prix Goncourt...

 

Atiq Rahimi, Syngué sabour. Pierre de patience, P.O.L.

dimanche 11 janvier 2009

Israël survivra-t-il?


Hommes de probité et figures du dialogue entre les cultures et les peuples, Antoine Sfeir et Théo Klein proposent dans Israël survivra-t-il?, paru aux éditions de L'Archipel, une lecture éclairante des événements survenus depuis 1948 et des pistes de réflexion pour sortir le pays et la région de la crise.

 

Momentanément relégué de la scène médiatique par une actualité focalisée sur la grand-messe olympique, le plébiscite d'Obama lors de la convention démocrate et le coup de force des troupes russes en Géorgie, l'Etat d'Israël a fêté le 14 mai dernier le soixantième anniversaire de son indépendance sur fond de turbulences à la tête du pouvoir et de tensions quotidiennes entre les différents groupes ethniques, culturels et religieux. Jamais, déclarent en substance Antoine Sfeir et Théo Klein, la société israélienne n'aura connu une crise identitaire aussi profonde, un renfermement communautaire de nature à remettre en cause la réussite de son creuset national. Dans une série d'entretiens retraçant les grandes étapes de la création de l'Etat hébreu, ils égrènent la longue litanie de rendez-vous manqués, soulignent le manque de clairvoyance et l'absence de courage politique, déplorent l'instrumentalisation du conflit par toutes les parties prenantes et la montée aux extrêmes des opinions.

Renvoyant dos à dos tous les acteurs du conflit en les replaçant face à leurs responsabilités passées et présentes, ils rétablissent opportunément certaines vérités bonnes à dire mais difficiles à entendre dans des sociétés fortement tentées par une ghettoïsation volontaire, clanique, tribale ou confessionnelle, de part et d'autre de la Ligne verte : « L'un des drames des pays arabes est d'avoir perdu leurs populations juives ». Klein et Sfeir, tout en condamnant l'obsession sécuritaire et les visions à courte vue de la classe politique et des généraux, n'oublient jamais l'extrême complexité d'un pays où destin collectif et conflits intimes semblent inextricablement liés.

S'ils appellent de leurs voeux l'intégration culturelle d'Israël dans la région (« Israël est en train de devenir un pays arabe comme un autre » ; « Les Juifs d'Israël doivent faire un effort pour se reconnaître comme les cousins des Arabes. (...) Pour trouver une solution de survie entre eux, ils doivent se reconnaître comme des proches parents partageant une Histoire commune »), ils n'oublient pas la peur quotidienne des attentats, le poids des traditions, des contraintes religieuses et des habitudes de pensée très imprégnées de rhétorique coloniale et l'instabilité chronique des derniers gouvernements.

Théo Klein, ancien président du CRIF de 83 à 89, insistant sur les contradictions entre l'enseignement et la parole de Dieu, n'en déclare pas moins : « Que les Israéliens doivent devenir orientaux ne signifie pas qu'ils doivent abandonner leurs acquis, mais qu'ils acceptent d'être de cette région et qu'ils essaient de mieux la comprendre ».

Terre d'utopies et de rêves avortés, Israël résistera-t-il sans faillir à sa vocation aux vents mauvais des intégrismes et de la haine, aux implantations illégales et à la violence? Autrement dit, la société israélienne pourra-t-elle longtemps être oublieuse des racines religieuses, politiques et éthiques au fondement de sa légitimité historique? « L'une des vocations d'Israël, au regard du passé et du parcours d'errance du peuple juif, est précisément de ne plus permettre qu'une minorité soit oppressée dans cette région. (...) Israël doit en quelque sorte devenir garant de la liberté de culte et de non-culte ». 

Comme pour devancer les objections des plus sceptiques, Théo Klein et Antoine Sfeir avancent arguments de bon sens et propositions audacieuses à l'appui de leur espoir d'une normalisation de la situation : projet de création d'un ensemble régional sur le modèle du Benelux incluant Israël, le futur Etat palestinien et la Jordanie (voire le Liban et...la Syrie!), retour généralisé de l'enseignement de l'arabe dans les écoles israéliennes, mise hors jeu de la diplomatie américaine, enterrement définitif du projet du Grand Israël, pacification des moeurs pour empêcher l'émergence d'une citoyenneté communautaire...

« Le Palestinien est le passeport de l'Israélien pour le Moyen-Orient (...) l'Israélien est la garantie pour le Palestinien de pouvoir construire un jour son pays ».

Une parole à méditer et un ouvrage à découvrir sans délai.

 

Théo Klein et Antoine Sfeir, Israël survivra-t-il?, Editions de L'Archipel

lundi 5 janvier 2009

Petit texte en forme d'hommage à Georges Perec, écrit en 2002 en pleine Bushmania...

Je me souviens…


Je me souviens d’une époque où le monde libre ne se demandait pas comment lutter contre un danger virtuel, contre un ennemi à la fois partout et nulle part, n’ayant ni projet de société, ni volonté de négocier.

Je me souviens d’un temps où les terroristes exprimaient le vœu pieux d’emporter l’adhésion des masses, où leur action avait encore un « sens ».

Je me souviens d’une période où des fictions consolatrices nous permettaient de nous accommoder d’une réalité manquant singulièrement de fantaisie et de poésie.

Je me souviens de ces moments de l’histoire où nos politiques faisaient mine de respecter le droit et où nous, nous faisions semblant de croire en leur sincérité par accoutumance autant que par commodité.

Je me souviens d’une époque où il nous suffisait d’agiter la menace nucléaire pour que tous les mécontents rentrent dans leurs pénates et nous laissent en paix avec nous-mêmes et entre nous.

Je me souviens d’un temps où les missions de paix se confondaient avec la lutte contre la barbarie de l’Autre, forcément de l’Autre.

Je me souviens d’une période où la recherche des causes d’un phénomène constituait un préalable à toute conduite.

Je me souviens de ces nourritures de l’esprit qui, par chance, nous insufflaient une inquiétude salutaire.

Je me souviens d’Etats préférant brandir le chapelet démocratique à la face du monde plutôt que fomenter une guerre faussement préventive contre ses partenaires d’hier.

Je me souviens de ces temps où nous nous satisfaisions de harangues publiques consacrant la supériorité de notre modèle de société, où l’idéalisme universaliste et multilatéraliste se confondait avec nos rêves de puissance.

Je me souviens de l’époque où nous n’exigions pas de l’autre qu’il fasse son examen de conscience sans que nous cherchions nous-mêmes par tous les moyens à nous y soustraire.

Je me souviens de ce temps où nous nous inquiétions des conséquences de nos choix, où nous affections de nous insurger contre la misère humaine pour avoir l’esprit tranquille.

Je me souviens de nous lorsque nous réagissions violemment au mensonge institutionnalisé par peur d’un séisme intérieur.

Je me souviens de personnes qui ne cherchaient pas à devenir leur unique passe-temps, ni ne refusaient d’assumer leur existence.

Je me souviens de ces éclats biographiques collectifs que nous portions avec nous comme des attestations d’humanité.

Je me souviens de tous ces êtres pour qui le malheur d’autrui représentait une blessure intime, jamais refermée, toujours à panser.

Je me souviens de ces peuples pour qui toute adhésion n’équivalait pas à une profession de foi aveugle et sans condition.

Je me souviens de ces temps où l’on ne se disait pas, les jours de mauvais présages, « Mes enfants méritent mieux que d’exister » mais où nous faisions mine d’essayer de trouver un terrain d’entente avec la vie.

Je me souviens de ces rêves polychromes, peuplés de visages apaisés, tourmentés de leur seul fait.

Je me souviens d’un temps où les individus ne devaient pas officiellement se conformer à un modèle prédéterminé et acquiescer aux injonctions des puissants.

Je me souviens de ces instants d’une vie où nous pouvions nous permettre d’en subir les dures réalités en amateurs.

Je me souviens d’une époque où la télévision n’était pas un interlocuteur à part entière nous astreignant à constamment nous interroger sur la valeur des images et le sens des discours.

Je me souviens d’une période où nous nous bercions, par convenance mais non sans lucidité, de l’illusion absurde de notre innocence.

Je me souviens de l’époque où l’on pensait que les rêves d’un seul homme ne seraient plus le cauchemar de tous les autres.

Je me souviens de ce temps où le W était un souvenir d’enfance, non l’initiale de l’un des prénoms du maître de cérémonie de l’Ordre mondial.

Je me souviens du temps où la vie nous donnait encore le sentiment d’avoir un mode d’emploi…


jeudi 1 janvier 2009


Eloge du temps qui passe...


Dans les heures précédant le tournage de la dernière scène d'un film, l'actrice Dorine Morel, au faîte de sa carrière et de sa séduction, laisse dériver ses pensées, bercées par le ressac des voix et le destin des héroïnes qu'elle a incarnées à l'écran. Réfléchissant au pouvoir des personnages et à la nécessité de se dissimuler sans cesse derrière de nouveaux masques, elle confesse son trouble face aux avances trop assurées d'un jeune soupirant, confie ses peurs et ses attentes, entremêle au point de les confondre parfois l'évocation de ses vies imaginaires et la dimension éminemment fictionnelle de la réalité dans laquelle elle a choisi de se réfugier. Si certaines facettes de la personnalité de Dorine se dévoilent par fines touches au fil des pages, entre évocations de souvenirs de plateaux et travellings arrière sur un passé ayant sa part d'ombres, son moi intime s'avère bien vite insaisissable, complexe, pluriel comme si chaque rôle endossé s'était de toute éternité inscrit dans un seul et même désir de fuir les difficultés à rester soi-même, les revers amoureux et les mécomptes du hasard.

« Je voudrais que mes souvenirs me laissent tranquille. A ce moment précis, je ne voudrais vivre que dans la fiction. Je perds pied. Ma réalité vacille ; je ne suis plus dans mon rôle. Je sais qui je suis, et je sais que j'ai mal. Parfois la vie réelle empêche la vie imaginaire ».

Les plans-séquences se succèdent, entrecoupés d'arrêts sur images ajoutant encore à la confusion : qui est en définitive cette femme émaillant son récit de propos ajourés, d'allusions à tant d'autres vies qu'elle-même semble par moments se perdre dans les plis de ses mille-vies? « De peur de ne rien y comprendre, nous inventons un récit. Chaque épisode de notre vie n'existe que parce que nous avons fait l'effort de le raconter. (...) Nous sommes des mille-vies. La nôtre est composée de toutes celles que nous avons vécues en songe l'espace de quelques minutes, quelques après-midi, quelques années ».

Si Dorine et sa galerie de personnages ne voient en définitive de réalité que dans la mort ou dans le désir, c'est sans aucun doute pour mieux les fuir et les mettre à distance : « Peut-être une actrice est-elle une galaxie de femmes, où l'on peut aller d'une planète à l'autre. Si la vie est une histoire qu'on se raconte, alors peut-être notre identité peut-elle se dissoudre dans n'importe quelle autre ».

Dorine égrène ses souvenirs, envie le courage, la ténacité, l'abnégation et la force de caractère de ces femmes à qui elle a prêté ses traits, à l'heure où elle se penche sur les souvenirs douloureux de la perte et de l'absence de l'être cher. « Alors, se dit-elle, comme toujours depuis qu'elle sait que la douleur existe, elle s'accroche à la vie, et au cinéma ». Elle prend à témoin ces femmes, immortalisées par la pellicule, tantôt tendres et vulnérables, tantôt sûres d'elles-mêmes et de leurs décisions, et se livre en révélant ses fêlures, ses difficultés à s'épanouir, à exister sans doute sans le regard des autres.

« Dorine M. n'existe pas. Peut-être n'avons-nous pas un seul moi, mais au contraire de multiples fictions du moi. (...) nous n'avons pas une identité individuelle, mais plutôt diverses figures collectives que nous empruntons selon le contexte : la mère, la fille de joie, la fille à papa, la femme fatale. Des figures, des costumes en fonction du rôle à jouer. Chacune d'entre nous porte en elle l'existence de toutes les autres, et passera par les mêmes moments, bons ou mauvais ». .

Delphine Coulin écrit en orfèvre des mots, dans une prose magnifique, aérienne, toute de pudeur et de retenue où la délicatesse affleure comme si chaque seconde de l'existence de Dorine M. recélait une part indéfinissable de magie et de mystère. Sa caméra subjective capture magnifiquement les doutes d'une femme qui sait devoir vivre dans la fiction pour se sentir vivante et appartenir de manière ténue à la réalité. « Je suis plus que l'actrice, et plus que mes personnages ; je suis la somme de tous mes rôles et de ma vie. Ma vie a la dureté du réel et l'inconsistance des rêves, elle se renouvelle sans cesse, seconde après seconde_ elle est aussi riche et violente que le temps ».


Delphine Coulin, Les mille-vies, Editions du Seuil