Oliver Rohe and Co…
Roman choral où l’audace du style et l’originalité de la construction le disputent à un humour réjouissant, peinture incisive d’une époque désenchantée sur fond de portrait de groupe, Un peuple en petit entremêle les voix de trois personnages occupés à survivre au milieu des décombres de leurs existences. L’écriture, changeante selon l’identité du narrateur, les règles de ponctuation oubliées comme si les doutes insidieux s’immisçant dans leurs consciences achevaient de déstructurer les codes du langage lui-même, les phrases aussi longues qu’une journée de déprime à ressasser les mauvais souvenirs font osciller le texte entre légèreté de ton et sourde gravité, lucidité apparente et mensonge à soi-même. Les “je” se juxtaposent, se dévoilent, cohabitent sans jamais se confondre : l’art d’Oliver Rohe se situe là, entre maîtrise de la forme et complexité du propos, mise en abyme des récits et repli hors des sentiers de l’autofiction, sans aucune passerelle pour rassurer les certitudes confuses du lecteur sur ses personnages.
D’un appartement parisien, des grandes artères bétonnées de Bochum (« Le mot ville me semble d’ailleurs largement usurpé tant l’architecture générale du lieu, les plans qui ont présidé à sa fondation, l’espèce de haine du goût dont il s’imprègne, me font davantage penser à une benne à ordures ») ou des immeubles désossés d’une ville meurtrie par les bombes (difficile de ne pas penser au pays d’origine de l’auteur, le Liban, et à ses conflits fratricides) résonnent tour à tour les monologues délirants d’un homme reclus, n’ouvrant sa porte que pour échanger quelques mots avec un mystérieux syndic, les souffrances intimes et les souvenirs essoufflés d’un acteur gravement malade, Karl, jouant son dernier rôle au faîte de sa gloire, ou le quotidien halluciné d’un enfant balloté d’une zone de combat à l’autre pendant plus de dix ans.
Beyrouth, années 80
Les personnages d’Oliver Rohe, absents à eux-mêmes et tournant le dos à leur passé, chancèlent au-dessus du vide, à peine surpris des désordres du monde. Ils se délestent de leurs mots sans autre désir que de meubler leur silences, car, ils le savent, loin d’être libérateur le flux incontinent de leurs pensées les ramène toujours à leur point d’origine : « Profiter des grâces de la nuit pour supporter la laideur de la ville, voilà la seule solution, rapidement échapper, aussi vite que possible, à l’impasse de ma chambre (Karl) » ; « En me rinçant la figure : quelle merde je suis. A l’époque, il y a trois semaines environ, je croyais avoir envisagé la question dans sa totalité, sans exceptions notables, sous tous les angles possibles (et imaginables) (Personnage Deux) ».
Les images tremblées de la guerre _« Dans l’obscurité des escaliers tout le monde hurle au fur et à mesure que le fracas se rapproche. Départ sifflement impact. En panique nous nous cognons contre les murs les rambardes les portes. (…) Le fracas est maintenant là. Dans nos oreilles. Métallique assourdissant glacial. (…) Nous entendons les premières vitres brisées s’écraser sur le trottoir. Les premiers éboulements de pierre. Les premiers cris humains »_ font écho aux babillages (drôles mais pour le moins inquiétants) du Personnage Deux muré dans sa folie _« Je m’installe à la terrasse d’un débit de boissons quelconque, disons un débit lambda, au milieu d’une vingtaine de gens parfaitement inconnus qui, bizarre bizarre, ne se connaissent pas non plus entre eux. Je demande un chalumeau pour mon soda. Poliment. Au bout de quelques secondes, trois cents à peine, la serveuse me l’apporte avec un sourire grand et aimable ». Ni la même conscience du désastre, ni le sentiment partagé de l’injustice du monde, ni la vacuité de leurs stratagèmes pour s’en échapper quelques heures ne suffisent pourtant à tisser entre eux un fil invisible susceptible de les soulager. Alors quoi ?
En guise de réponse, Olivier Rohe, le trait vif, l’esprit tapageur, délivre à la fin de son livre une pirouette en guise d’épitaphe : « Je suis un badaud » assène crânement le Personnage Deux à un policier s’étonnant de sa présence incongrue et prolongée sous les fenêtres d’un immeuble en flammes. L’humour comme ultime planche de salut pour éteindre l’incendie de nos échecs ? Certains s’en sortiront mieux que d’autres…
Oliver Rohe, Un peuple en petit, Gallimard.
Oliver Rohe, Défaut d’origine, Allia, 2003.
Parution L'Hebdoscope du 22/04