Le sol avait tremblé. Un grondement sourd. Tous les objets avaient été pris de soubresauts épileptiques, les ampoules avaient balbutié. Son poste de télévision avait eu un haut-le-cœur puis s’était calmé. Des cris. Et puis plus rien. Le silence. Lorsqu’il avait enfin descendu les marches du perron le cœur empli de l’espoir fou qu’un nouveau Welles se cachait derrière un scénario aussi invraisemblable, les cendres floconneuses des corps calcinés et des matériaux de construction flottaient déjà dans l’atmosphère, comme si dieu avait subitement décidé d’un arrêt sur images pour prendre la mesure de la catastrophe. Elles couvraient chaque centimètre carré d’asphalte jusqu’à combler en quelques minutes les traces de pas laissées par les personnes en fuite courant en tout sens. La ville n’était qu’une énorme caisse de résonance où les sirènes concertaient en hurlant de terreur à la place des morts. Il marcha de longues heures, sonné, se répétant “c’est la fin…nous allons tous y rester”, laissant derrière lui un immense dais de poussière ensevelir Manhattan.
La plaie, longtemps suppurante, avait depuis été cautérisée par des mots n’ayant même pas le mérite d’être consolateurs. Les basses œuvres du Léviathan avaient tôt fait de transformer les élans compassionnels en courses-poursuites télégéniques dans les déserts afghans et irakiens. L’air était à nouveau pollué à l’entour comme dans n’importe quel autre quartier et un édifice aux formes alambiquées avait pris la place des défuntes sans pour autant parvenir à effacer leur mémoire dans le cœur des New-yorkais.
Curieusement, les silhouettes grisâtres et pantelantes croisées ce matin-là n’apparaissaient pas dans sa peinture. Il leur refusait l’hospitalité avec un entêtement pouvant passer pour de l’indifférence. Les yeux larmoyants de ces survivants de l’apocalypse, aveuglés par les particules en suspension, obsédaient ses nuits : il les voyait déferler dans les artères de la ville, en infecter la plus petite parcelle avant de contaminer bientôt tous les habitants, réveillant en eux les vieux démons blottis jusque-là dans l’obscurité de leur conscience. Couverte d’un manteau tombal, la ville n’était plus alors parcourue que par des revenants surgis d’une guerre d’autrefois.
Les articles des journaux qu’il parcourait nonchalamment rivalisaient de figures de style et d’effets rhétoriques pour tenter, avec plus ou moins de bonheur, d’en restituer l’atmosphère : par des petites phrases bien tournées, quelques plumes de talent réécrivaient le destin d’inconnus passés à la postérité. Son esprit déborda bientôt des souvenirs entremêlés et confus des témoins, des voix entrechoquées des victimes sur les répondeurs de leurs proches, de ces visions d’Icare désespérés se jetant dans le vide et se fracassant au sol, de tous ces mouchoirs s’agitant comme des papillons aux fenêtres des deux Babel de verre. Il se souvint, comme s’ils lui avaient été soufflés le matin même, des mots de la présentatrice d’une émission en cours : “Nous interrompons nos programmes pour nous rendre immédiatement à New York où un terrible accident s’est produit il y a quelques minutes. Un avion de la compagnie American Airlines s’est écrasé sur l’une des tours jumelles du World Trade Center faisant selon toute vraisemblance de très nombreuses victimes parmi ses occupants. Le feu semble, aux dires des premiers témoignages qui ont été recueillis sur place, s’être très rapidement propagé aux étages inférieurs rendant difficile le travail des secours…”.
Nathan se disait parfois qu’il aurait mieux valu qu’il s’agît là de faits contingents, improbables, d’accidents concomitants, de concours de circonstances, de tout sauf d’un plan raisonné de destruction du plus grand nombre de victimes possibles. Que l’informatique, un aiguilleur du ciel dépressif, des pilotes suicidaires en fussent à l’origine. Que toutes ces personnes fussent mortes par une négligence coupable, le plus inutilement du monde pour ne pas servir l’Histoire et ses campagnes militaires. Les équipes de déblaiement avaient retrouvé tant de morceaux de chair, de résidus de membres disloqués qu’il aurait été possible de reconstituer une armée entière de créatures assoiffées de vengeance. On dit tant de choses. Des légendes s’écrivaient déjà sur les cendres encore fumantes.
Viendrait le temps où un individu en mal de célébrité oserait émettre un doute sur le nombre d’êtres humains effectivement présents au moment de la chute des tours. Un jour trois mille, un autre mille cinq cents puis quelques dizaines de traînards à s’être laissés prendre au piège. Les idiots !… Dans quelques générations, des défilés s’organiseraient encore en mémoire des victimes. Dans le sillage des pompiers en tête de cortège, les orchestres égailleraient la ville aux sons des tambours et des trompettes ; des frémissements parcourraient la foule au moment de la rediffusion sur grands écrans de la chute des tours, des marchands de souvenirs proposeraient pour quelques dollars des fragments de modernité concassés. Grâce aux médias, chacun pourrait en temps réel, comme pour la messe dominicale, partager ces moments de liesse populaire, mêler le son de sa voix aux chants entonnés à tue-tête par les New-yorkais. Il faudrait en être, voir “ça” un jour, comme le carnaval de Rio ou une cérémonie d’ouverture des Jeux. Ceux assis devant leurs téléviseurs auraient une pensée émue pour les victimes innocentes entre deux publicités, préférant oublier qu’au même moment, au-delà des murs de leurs maisons, du coin de leurs rues à l’autre bout de la planète, des êtres verraient le cours de leur vie interrompu par la main de la Bête dans la plus grande indifférence.
Quels avaient été les derniers mots à avoir fleuri dans les têtes de tous ces oiseaux sans ailes au moment où les tonnerres d’applaudissements et les hourras des fanatiques accompagnaient leur chute ?
Nathan les avait imaginés et s’était mis à les écrire, puis s’était dit qu’il ne fallait pas jouer avec ça. Pas encore. “Un autre n’a qu’à le faire” : fi des fictions et des destins romanesques !
Quelle perte véritable l’humanité avait-elle eu à subir ? Combien de génies en herbe, de Prix Nobel en culottes courtes, de psychopathes (on est aux Etats-Unis quand même !), de futurs pilotes de ChampCar, de collaboratrices diligentes de futurs présidents fumeurs de cigares ?
Nathan avait noirci comme tant d’autres les registres de condoléances disséminés dans la ville, il avait apposé sa signature sur les murs au milieu des graffitis, des cœurs brisés, des déclarations d’amour aux victimes, à la liberté, à tous les mensonges sur la grandeur de l’Amérique…
Souvent, Nathan croisait des êtres désincarnés, des regards absents assurant l’essentiel pour ne pas avoir en plus à s’excuser auprès des autres vivants de manquer aux devoirs de politesse élémentaire. Il se demandait ce qu’il aurait dû ressentir, s’il devait continuer à pleurer chaque jour les disparus ou les laisser s’en aller sans s’encombrer l’esprit de guimauves sonnant faux à force d’être ressassées. Il rêvait d’un monde sans violence, sans ketchup sur les frites, sans CIA, sans Texans, sans religions, sans zonards, sans compagnies pétrolières, sans voisins.
Même le vieux Min avait perdu son sourire figé légendaire, son humour dardant les clients pressés. Ses laps de bœuf n’avaient plus leur arrière-goût suave qui faisait se hâter le quartier à sa porte. Mohammed avait débaptisé son épicerie de peur que dans la confusion la bêtise ne fît croupir sa carcasse de New-yorkais pure souche dans les eaux glacées de l’Hudson. Des connaissances saluaient Nathan depuis la planète où ils avaient trouvé refuge : il ne lui était désormais plus possible de voir le monde avec leurs yeux, ni de se reconnaître dans l’image de lui-même qu’ils lui renvoyaient. Les rues bruissaient à nouveau de querelles ancestrales, de conversations insignifiantes et de bousculades d’aveugles.
Tableaux "New York" de Tony Soulié
Névropolis, Editions Bénévent, pp.91-95.
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