samedi 29 novembre 2008

Quand les mots accourent au chevet des hommes...


A l'occasion de la sortie aux éditions Vagabonde de Chaldée de Nick Tosches, retour sur le livre exceptionnel du méconnu Carl Watson, Sous l'empire des oiseaux, qui décrit dans une suite de tableaux saisissants le quotidien de personnages prisonniers de leur destin.

 

Chicago, ses quartiers déshérités et ses lieux de débauche interlopes. Un peuple d'infortunés erre dans les ruelles crasseuses oubliées des plans de rénovation et des guides touristiques, loin des artères pimpantes et des quartiers d'affaires. Au pied d'immeubles corridors transformant la ville en un gigantesque puzzle urbain se croisent des âmes épuisées par un quotidien déréalisé, dépendantes des drogues et de violents accès de folie. Les personnages de Carl Watson se sont laissés piéger par leur époque, leurs penchants inavouables, le mauvais sort et le Temps dont ils ne perçoivent plus désormais les variations infimes. Indifférents les uns aux autres, nouant au hasard des rencontres des liens d'infortune sans lendemain, leur déchéance physique et leurs obsessions morbides rappellent par instants ceux des clochards de Paris magnifiquement décrits par Patrick Declerck dans son livre Naufragés paru en 2001 (Plon, collection Terre humaine). « La surface de notre expérience est criblée de profondes crevasses et d'interminables galeries creusées par des vers nous ramenant à une mer immémoriale. Par ces tunnels cheminent toutes les ramifications déprimantes auxquelles nous n'aimons pas penser _ la schizophrénie de tante Lydia, les ambitions mercantiles de l'oncle Tom (...) _ un cadre de références parvenues jusqu'à nous sur une route d'amour-haine et qui nous atteint d'un seul coup à travers le son d'une voix, un signe de tête ou un clin d'oeil ».

Carl Watson nous immerge dans des univers mentaux destructurés et sans perspective, s'escrimant à interroger notre époque (le système capitaliste, la propagande publicitaire et les discours religieux), nos peurs viscérales de la solitude et de la difficulté d'être (« [les adolescents] croient toujours être seuls au monde, que personne d'autre ne compte à part eux-mêmes. Le truc le plus mystérieux est qu'ils ne se rendent pas compte à quel point ils ont raison »), l'influence de l'environnement sur nos esprits, l'origine des maladies de l'âme.

Sous l'empire des oiseaux rassemble quinze nouvelles teintées d'une mélancolie macabre décrivant des vies sans chaleur, des lieux résonnant des démences intérieures des réprouvés et de leurs suppliques, lancées sans guère se bercer de l'illusion d'être entendus, à la face du monde. Fatigués d'eux-mêmes et de leurs rêves depuis longtemps avortés, ils traversent de part en part la ville en métro ou à pied, en quête d'une chambre d'hôtel miteuse où ils pourront se reposer quelques heures avant de repartir. Prenant chaque seconde conscience de l'existence de frontières invisibles entre les quartiers, entre la vie vécue par les nantis et les leurs, tous partagent la conviction intime qu'ils mourront un jour dans un anonymat absolu, comme si la mort elle-même leur refusait ses bras. « Vous voulez une solution rapide à toutes ces questions? Au bout du compte, la religion la plus courte tient en deux mots : faites gaffe ».

Sous l'empire des oiseaux et sa préface, dans laquelle Nick Tosches salue « ces contes remarquables et scabreux qui sont autant de sombres comédies », constituent de judicieux contrepoints au recueil de poésies et de nouvelles publié par ce dernier sous le titre Chaldée, en référence aux nombreuses influences et digressions bibliques dont se mâtinent ses textes. Biographe de génie (Dino, Le roi des Juifs...), romancier à l'érudition sans pareil (Confessions d'un chasseur d'opium, La main de Dante, Trinités...), essayiste et rocker à ses heures, Tosches n'a de cesse de brouiller les pistes et d'embarquer ses lecteurs vers des contrées hostiles en éprouvant leurs propres croyances. Il porte sur la société le même regard vindicatif et sans complaisance, brocardant la bêtise ordinaire en célébrant par contraste la violence qui lui est en quelque sorte consubstantielle. Constatant la perte de sens des mots et le vide du ciel, il injurie, ironise et ricane sur notre époque avec une verve digne de classiques grecs versant dans l'humour noir et l'ingratitude envers les dieux. Une cigarette avec dieu et Scratch ont ainsi l'irrévérence et la noirceur des grands textes écrits à l'usage des hommes mais à la lueur des étoiles :

« Si tu exprimes ce qui est en toi,

ce que tu exprimes te sauvera.

Si tu n'exprimes pas ce qui est en toi,

ce que tu n'exprimes pas te détruira ».

La richesse littéraire et les tonalités si singulières de ces textes inclinent à saluer le remarquable travail éditorial de Benoît Laudier, Denis Lambert et Julie Sandjian dont le catalogue s'étoffera, espérons-le, dans les mois à venir d'autres livraisons aussi remarquables.

 

Carl Watson, Sous l'empire des oiseaux, Editions Vagabonde.

Nick Tosches, Chaldée, Editions Vagabonde.

New York stories...



L'immense dais de poussière recouvrant le quartier de Lower Manhattan après les attentats du 11 septembre a disparu, balayé par les vents atlantiques et la volonté des New-yorkais de voir s'ériger au plus vite un édifice à la mémoire des victimes et...des rêves de gloire et d'orgueil de leur ville. Orpheline de ses deux Babel de verre, New York fascine les imaginaires, de ses propres habitants comme des touristes-pèlerins, exalte les symboles de sa prospérité insolente en incarnant à elle seule toutes les réussites et les dérives d'un système capitaliste en roue libre, tient la plume de ses écrivains en restant sourde aux complaintes des laissés-pour-compte peuplant ses immeubles-corridors. En faisant de leur ville le personnage éponyme de leurs romans, les Selby Jr, DeLillo, Mc Inerney et autres Easton Ellis, Auster ou Tosches (pour ne prendre que quelques-uns des auteurs new-yorkais les plus emblématiques) ont souligné l'incroyable vitalité de ses quartiers, leurs contrastes saisissants échappant à toute tentative de classification, la profusion d'images et d'émotions suscitées par les façades rutilantes et les avenues huppées, les zones insalubres et leurs enseignes fanées, sa violence quotidienne et ses bataillons de policiers.

Capitale culturelle et creuset artistique, New York n'en reste pas moins, dans sa démesure comme dans les fantasmagories qu'elle suscite, fondamentalement changeante et insaisissable : il existerait autant de représentations différentes de la ville selon Colson Whitehead, le très prometteur auteur du Colosse de New York. Une ville en treize parties, que d'habitants et de visiteurs : « Dans cette cité sans voiles, il y a huit millions de cités sans voiles, en désaccord et en dispute. Le New York où vous vivez n'est pas mon New York à moi : comment pourrait-il en être autrement? Dès qu'on tourne la tête, la ville croît et se multiplie. (...) Avant même de vous en rendre compte, vous vous êtes bâti votre paysage urbain ». A la tombée de la nuit, Whitehead l'imagine déplacer ses tours et ses pions comme sur un échiquier : animée d'intentions paradoxales susceptibles d'agir sur l'équilibre mental de quiconque arpenterait ses rues, la cité porte en elle la mémoire des moindres faits et gestes. « La ville vous connaît (...) car elle vous a vu quand vous êtes seul. Elle vous a vu vous blinder pour l'entretien d'embauche, rentrer tard, d'un pas lent, après le rendez-vous amoureux, trébucher sur des obstacles imaginaires du trottoir. Elle vous a vu vous crisper quand l'unique goutte glaciale est tombée du climatiseur du douzième étage et ne vous a pas raté. (...) Elle vous a vu remonter la rue, presque en courant, après avoir reçu les clefs de votre premier appartement ».

Posant un regard à la fois pénétrant et drôle sur l'époque, il peint, dans treize tableaux évoquant tour à tour les topographies légendaires de chacun, les rituels collectifs dans des lieux chargés de mémoire (Central Park, le pont de Brooklyn, Broadway, Times Square...), les facéties du ciel et les effets étranges produits par chaque averse, le ballet des masques à la sortie des bureaux et les rêves d'évasion, le portrait d'une ville que l'on quitte à regret en sachant au fond de soi qu'un lien aussi indéfinissable qu'indéfectible nous lie désormais à elle : « Et puis l'avion s'incline dans sa fuite et par-dessus l'aile grise la ville éclate au regard dans tous ses kilomètres, ses clochers, son tourbillon insondable, et en essayant d'embrasser ce spectacle vous comprenez que vous n'avez jamais été à New York ».

Grady McNeil, le personnage principal du roman de Truman Capote, La traversée de l'été, ne peut, elle, se résoudre à quitter la Grosse Pomme et ses tentations estivales. Profitant du voyage de ses parents sur un transatlantique à destination de l'Europe pour se délivrer des chaînes de l'enfance et assouvir son désir d'indépendance, cette adolescente devient au long d'un récit ajouré de nombreux sous-entendus sur la difficulté de renoncer à ses propres chimères le symbole d'une jeunesse gouvernée dans les années quarante déjà par des passions hédonistes. La traversée de l'été est au demeurant un ouvrage de facture classique faisant le récit des frasques sentimentales et tragiques d'un couple improbable, au dénouement et à l'étude de caractères très convenus qui décevra sans doute un peu les lecteurs amoureux de la verve de l'auteur de Prières exaucées et de Petit déjeuner chez Tiffany.

Devant sa survie selon le préfacier Charles Dantzig à la “cupidité parieuse d'un concierge”, ce livre posthume oublié (?) de Capote lui-même s'inscrit pleinement dans la lignée des romans new-yorkais annonçant en creux la révolution des moeurs des décennies suivantes. Cela fait-il pour autant de Capote un écrivain visionnaire comme d'aucuns ont pu le souligner? Il n'est pas certain qu'il s'agisse là de son plus grand talent...


Colson Whitehead, Le Colosse de New York. Une ville en treize parties, Gallimard, coll. Arcades.

Truman Capote, La traversée de l'été, Lgf, coll. Le Livre de Poche.

What a wonderful world?


Au sortir d'une campagne longue et dispendieuse, menée sur fond de querelles fratricides dans les rangs du Parti démocrate, de séisme financier, de crise du crédit et de craintes sur l'emploi dans le secteur industriel, le programme porté par Barack Hussein Obama a raflé les suffrages d'un électorat multi-ethnique lassé des mécomptes de l'administration Bush et peu convaincu par le ticket conservateur McCain/Palin pour incarner le changement. La perspective de sa nomination le 20 janvier prochain à la Maison Blanche par le Collège électoral nouvellement élu a suscité de part le monde des rassemblements spontanés et des scènes de liesse collective tranchant singulièrement avec l'anti-américanisme ambiant de ces dernières années. La presse internationale s'est faite l'écho de l'enthousiasme de ses partisans et du discours tout en retenue du perdant, les chaînes de télévision ont diffusé en boucles les pleurs d'émotion du controversé révérend Jesse Jackson, chantre du Mouvement des droits civiques depuis l'assassinat de King et véritable trait d'union entre les époques.

Obama, candidat d'une Amérique réconciliée, égalitariste et soucieuse de définir une nouvelle grammaire du vivre-ensemble et des relations entre communautés? A voir, car au-delà des discours définitifs sur l'effondrement de la barrière raciale, des effets d'annonce sur l'émergence d'une nouvelle Amérique et de la portée historique du basculement d'un Etat du Dixie comme la Virginie dans le camp démocrate, les attentes des plus démunis (et du reste du monde) risquent bien d'être rapidement déçues vu l'ampleur des difficultés, la faiblesse de la marge de manoeuvre budgétaire, l'absence d'une majorité de 60% au Sénat et la personnalité même d'Obama, faite de pragmatisme et de rigueur. Si son élection a permis contre toute attente à l'Amérique de récupérer un peu de son leadership moral dans le concert des nations, si elle doit sans doute davantage à la lassitude des classes moyennes qu'à la couleur de sa peau, l'événement n'en est pas moins historique à plus d'un titre.

La lecture du livre en tous points remarquable de Nicole Bacharan, Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche aux Editions du Panama permet de prendre toute la mesure du chemin accompli par une nation divisée depuis ses origines sur la question raciale et la place des gens de couleur en son sein. De l'Institution particulière à la guerre civile, du XIIIème amendement à la Constitution abolissant dès 1865 l'esclavage au laxisme invraisemblable des tribunaux lily-white dans les Etats où sévissaient les suprémacistes blancs et le Ku Klux Klan, de la résistance passive prônée par Martin Luther King aux “Burn, baby, burn!” des émeutiers de Los Angeles, elle retrace avec exigence et probité, sans autre parti pris que celui de la vérité historique, quatre siècles de tensions raciales et d'inégalités sociales chroniques, de promesses intenables et d'espoirs déçus, d'avancées législatives notoires (sous la présidence Johnson en particulier), de marches courageuses et d'actions en justice. Les figures légendaires se succèdent, voisinant avec des élus reléguant trop souvent, par contrainte ou par choix, la question noire au second plan des priorités.

Nul ne sait aujourd'hui si le jeu des nouvelles allégeances électorales signe dans les faits la fin d'une page sombre, constitutive de l'histoire même du pays. Les effets pervers induits par la déségrégation mise en oeuvre dans le système éducatif, les vives réticences exprimées de part et d'autre de l'échiquier politique vis-à-vis de l'action affirmative, la surpopulation carcérale des afro-américains, les ravages de la drogue et du crime dans des métropoles de plus en plus désertées par les élites blanches et les entreprises, le difficile accès aux postes à responsabilité dans les espaces politique et administratif seront quelques-uns des indicateurs suivis de près par une population n'ayant jamais cessé, en dépit des épreuves et des drames, de proclamer sa loyauté et son attachement à l'égard de son pays.

« L'Amérique est vraiment un pays extraordinaire! » avait déclaré tout sourire la Secrétaire d'Etat “Condi” Rice au soir de la victoire d'Obama lors des dernières primaires démocrates. Comme un écho à la Lettre de la prison de Birmingham rédigé en avril 1963 par Martin Luther King, incarcéré pour s'être rendu coupable d'actes de désobéissance civile : « Nous obtiendrons la liberté à Birmingham et dans tout le pays, parce que le but de l'Amérique, c'est la liberté. Si maltraités et méprisés que nous soyons, notre destin est lié à celui de l'Amérique... ».

 

Nicole Bacharan, Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche, Editions du Panama.

Voir également l'excellent blog de Pap Ndiaye http://electionsamerica.canalblog.com/