Somme de souvenirs personnels et de partis pris mandarins, listes foutraques d’aphorismes et de bons mots, l’Encyclopédie capricieuse du tout et du rien appartient à la catégorie très smart des objets littéraires non identifiés qu’une postérité bienveillante s’empressera probablement, dans le doute, de ranger au rayon des incunables. Exécrant la médiocrité de ses contemporains au point de paraître par moments bien seul du haut de son perchoir, vomissant le petit peuple des ignares n’ayant jamais lu dans le texte les œuvres souveraines de Xénophon (Qui n’est pas une marque d’ampoule…NDLR) ou ne connaissant pas l’histoire de Romulus Augustule (Qui ?), caressant dans le sens du poil tous les matous de son espèce préférant les vacances hors saison à Venise ou New York aux frais de la princesse, où tout n’est que luxe, calme et volupté, aux séjours en famille (les enfants, quelle horreur !) au milieu de la plèbe, Dantzig pousse l’excentricité jusqu’à sembler vouloir instruire le péquin moyen du sacro-saint bon goût en matière de savoir-vivre, de littérature, de manière de se tenir dans les dîners en ville, de voyage, de spectacles à voir et à ne pas voir, de télévision, de vie de famille…
Reconnaissons-le : l’homme est brillant, cultivé, amusant, moqueur, convaincant dans ses diatribes les plus virulentes. Il est aussi affreusement snob, prévisible dans ses choix, pédant, poseur et péremptoire. Les huit-cent pages de son encyclopédie (qui n’en est, bien entendu, pas une) ont l’impertinence et l’éclat d’une pierre précieuse trop mal taillée pour être sertie : des listes absconses à force d’érudition voisinent avec d’autres paraissant avoir été écrites à la va-vite sur un bout de nappe et d’autres encore, les plus remarquables, toutes de finesse, de sensibilité et de drôlerie. Ainsi s’amuse-t-il des « mères s’excusant de l’absence de leurs enfants, persuadées qu’ils passionnent l’univers », définit-il le grincheux comme « quelqu’un qui se crée volontairement des mauvais souvenirs » et assène-t-il un brin sentencieux « Aimez vos enfants, ça fera un peu moins de monstres. Pas trop, ça ferait des inaptes ». Certaines phrases, isolées, perdues au milieu de sentences, sonnent pourtant comme des aveux murmurés à demi-mot :
« Qui écrit une liste cherche à émouvoir, fait connu de qui la lit ».
Nous y voilà ! Décanté de ses outrances et de ses rodomontades, son texte, dans son dernier tiers, dévoile l’intimité d’un homme camouflant ses fragilités et ses doutes derrière des frénésies de lecture, de connaissances, d’écriture, de départs incessants vers les mêmes lieux rassurants (littéraires ou réels). D’une mémoire capricieuse ne retenant que ce qui fait le miel d’une vie, Dantzig a tiré une biographie à tiroirs dans laquelle il fait bon se perdre, à condition de faire une escale prolongée avec lui sur les terres hospitalières de l’amour et de l’imaginaire : « J’ai toujours accepté qu’on m’aime, mais en me fichant la paix. Quelle erreur. L’amour qui n’aime rien tant que déplacer les meubles s’échappe devant tant d’ennui. Il est moins difficile de savoir aimer que de savoir être aimé ». Ses enthousiasmes, ses ruminations nombrilistes, ses inimitiés journalistiques (savoureuses pages sur les critiques littéraires), ses attaques contre l’esprit de l’époque et ses tartufferies résonnent dès lors différemment. Dans le questionnaire de Proust, il répond à la question “Qui auriez-vous aimé être ?” par “Un impudique” qui en dit long sur un sens inavoué et peut-être involontaire de l’autodérision. S’il pérore sur « le métier de ma vie [qui] a consisté à chasser le passé. Je ne sais plus la date de mort de mes grands-parents, de mon père, de mon frère. Le célibataire se délie de la vie_ sang, transmission, lien. Il est retourné à la poussière avant la mort », il concède à maintes reprises son regret d’être le dernier d’une lignée familiale sur le point de s’éteindre. Comment savoir dès lors dans quelles phrases se dissimulent les vérités de cet homme de plume nous ayant ouvert les portes de sa demeure ?
Invitant en guise de fausse conclusion les lecteurs à qui il resterait encore un peu de souffle à constituer leurs propres listes, on ne peut s’empêcher de regretter que Charles Dantzig n’ait pas pensé à écrire la liste de ses meilleures blagues, histoire d’achever de nous convaincre d’être un homme de bonne volonté. Au risque évidemment de se voir gratifier d’obscures citations latines pas piquées des vers. Le snobisme a ses travers…
« Si les hommes étaient…
…consciencieux comme les Américains
…spontanés comme les Italiens
…abstraits comme les Français
…amicaux comme les Irlandais
…calmes comme les Canadiens
…réservés comme les Anglais
…détachés comme les Arabes
ils seraient parfaits ».
« Le philosophe Chrysippe (IIIe s. av. J.-C.) serait mort de rire en voyant un âne manger des figues. L’humour des philosophes nous fait parfois douter de leur esprit ».
« J’ai assez tendance à penser que les autres ont raison, et j’ai parfois tort ».
Charles Dantzig, Encyclopédie capricieuse du tout et du rien, Grasset.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire