Plongée dans l’intimité d’un grand lecteur
“Mais tu apprendras aussi comment l’opinion trompeuse,
Destinée à être prise pour vraie, se frayait un passage à travers toutes choses (...)
Je vais à présent te parler de ce monde
assemblé de manière à paraître tout à fait
semblable à la vérité.
Ainsi, tu ne seras plus jamais égaré par les notions des mortels”.
(K.Reinhardt, Parmenides und die Geschichte du greechischen Philosophie)
Adolf Hitler absorbé dans une lecture un rien affectée et poseuse, le cliché d’Heinrich Hoffmann, son photographe officiel, n’aurait étonné ni ses laudateurs, ni les témoins accablés des autodafés, tant le destin de l’ancien messager du 16e régiment d’infanterie de réserve de Bavière avait eu dès l’origine de son ascension politique partie liée avec le Livre. Entre hypothèses psychologisantes, préjugés tenaces sur son inculture académique et allusions consternées à la prose verbeuse et boursoufflée de Mein Kampf, le portrait d’un maître du IIIe Reich à demi-ignorant a la vie dure dans l’imaginaire collectif. Dépeindre les dictateurs sous les traits de l’“Autre absolu”, figure de la transgression et de la perversion présentant des troubles psychiatriques identifiés, relève, il est vrai, d’un légitime désir de comprendre les hommes et les événements en les replaçant dans un continuum historique cohérent. A condition toutefois que la catharsis ne s’apparente pas à une entreprise de duperie collective.
Staline, dont la bibliothèque comptait pas moins de 20.000 livres, et Hitler, à la tête de quelques 16.000 ouvrages, sont à ranger dans la catégorie des “grands lecteurs”, aussi dérangeante leur appartenance à ce groupe de tout temps socialement très prisé soit-elle pour le sens commun. Une question, dès lors, se pose presque malgré elle, histoire de rassurer les convictions les mieux ancrées sur le rempart naturel formé par la culture contre la barbarie : étaient-ils de “bons” lecteurs ? La tentation spontanée est forte de les réduire à de simples collectionneurs accumulant à l’adresse de leurs opinions publiques les preuves de leur sensibilité à l’objet autant qu’à son contenu. La vérité historique n’est, comme souvent, pas loin de prendre à cet endroit l’exact contrepied de ce que nous aimerions par-dessus tout entendre. Il faut à contrecœur rendre aux Caligula ce qui leur appartient…
« En Mussolini, disait A.J. Gregor dans The ideology of fascism dès 1969, les idées de Pareto, Mosca, Michels, Le Bon et Corradini devaient trouver à s’exprimer. C’étaient les idées critiques pour sa pensée sociale et politique juvénile. C’étaient les idées qui devaient constituer les premiers énoncés doctrinaires du fascisme et qui devaient finir par procurer la première doctrine rationnelle du premier nationalisme totalitaire déclaré de notre temps ». Serge Moscovici, dans sa remarquable étude L’âge des foules. Un traité historique de psychologie des masses avait prêté deux décennies plus tard à Hitler la lecture attentive des travaux de Gabriel Tarde et de Gustave Le Bon, deux auteurs étonnamment absents de la recension effectuée par Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler (parue aux éditions Le Cherche Midi). Ayant très judicieusement placé son enquête sous le haut patronage de Walter Benjamin pour qui « non seulement le collectionneur est conservé dans ses livres, mais sa vie est écrite dans leurs pages », Ryback a consulté les fonds publics (la section des livres rares de la bibliothèque du Congrès en particulier, déménagés depuis dans un sous-sol du Building Thomas Jefferson à Washington) et les collections privés, composés des livres ayant appartenu à Hitler. Et les surprises ne sont pas loin d’être à tous les coins de page, si l’on ose dire.
« Le swastika gravé sur notre abbaye de Lambach s’est imprimé dans l’esprit de l’enfant. Le petit Hitler en rêvait sans cesse » (Bernard Grüner, son ancien professeur de musique).
Lecteur assidu de classiques de la littérature mondiale (Shakespeare, Cervantès, Harriet Beecher Stowe, Defoe…), d’essais philosophiques (Rousseau, Kant, Spengler), de romans d’aventure (Karl May et son héros Winnetou avaient ses faveurs), de poèmes, de romans de gare, de récits de voyage (Sven Hedin), d’ouvrages de spiritualité et d’occultisme, de traités militaires, de biographies des grands de ce monde, Hitler marginait inlassablement, chaque nuit, dans un silence tout monacal, des livres dans lesquels il venait puiser ses sources d’inspiration. Le niveau d’usure des pages et des tranches ont permis à Ryback de se faire une idée assez précise des affinités réelles de « Trommler » (« tambourinaire », surnom qu’Hitler s’était lui-même attribué lors de ses débuts en politique) avec certaines œuvres. Thomas Carlyle bien sûr (auteur de “la” biographie de Frédéric le Grand), mais aussi la Grande Encyclopédie Brockhaus, Henry Ford (auteur du lamentable Juif international : le plus grand problème de l’humanité), Paul Lagarde, Hans F.K.Günther (Typologie raciale du peuple allemand) et tant d’autres. « On peut [y] observer la technique de lecture d’Hitler dans toute son intensité, en devinant le stylo qui oscille au bord du livre comme l’œil scanne la page à la recherche de toute information “utile”, puis tournant la page, qui souligne tel ou tel passage, telle ou telle phrase isolée de particulière importance. Cà et là, un point d’exclamation, quelquefois un point d’interrogation, mais surtout ces traits sporadiques indiquant le pillage du volume, en quête des pierres utilisables dans le cadre de sa “mosaïque” ».
Ryback révèle au fil d’une démonstration très aboutie le rôle de mentor exercé par Dietrich Eckart dans la formation intellectuelle d’Hitler, l’aversion surprenante et très méconnue du Führer pour les écrits d’Alfred Rosenberg, les détails d’un projet ambitieux de “Wehrmacht de l’esprit” ourdi par l’évêque Alois Hudal visant la création d’une forme catéchisée de fascisme par la fusion de la foi catholique romaine dans la doctrine nationale-socialiste, la grande lucidité de Pie XI jugeant irréaliste la possibilité d’une entente doctrinale et bien d’autres informations de premier plan permettant d’appréhender sous un angle inhabituel la personnalité complexe et insaisissable de ce « maître de rhétorique et de la mauvaise foi ». Chapitrant sans cesse ses interlocuteurs, en conflit ouvert tout au long de la guerre avec ses généraux, Hitler dévoile par le choix de ses lectures une constitution émotionnelle déroutante, un mélange détonnant pour son entourage de sentimentalité et de brutalité. En témoigne l’espérance folle née à l’annonce de la mort de Roosevelt, alors que les troupes soviétiques sont aux portes de Berlin, dans laquelle il voulut voir, contre toute évidence, un signe de la Providence. Mais Roosevelt n’était pas la tsarine Elisabeth, pas plus que lui-même n’était Frédéric le Grand…
Timothy W.Ryback, Dans la bibliothèque privée d’Hitler, Le Cherche Midi.
Parution L'Hebdoscope Juin 09.