vendredi 8 mai 2009

La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers.

Recto

 

A l'heure où le Conseil d'Etat examine un avant-projet de loi visant à permettre la comparution devant la chambre d'instruction de malades mentaux criminels, où l'opinion publique fonde des espoirs démesurés dans la psychopharmacologie pour soigner les déviants sexuels, paraît opportunément chez Albin Michel le dernier livre d'Elisabeth Roudinesco La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers”. Constatant l'ambivalence de l'époque, permissive dans son culte de la transparence et de la fétichisation pornographique des corps, ultra-répressive dès lors que les pratiques débordent de la sphère privée, la psychanalyste dénonce l'abandon par la médecine mentale (psychologie, éthologie, psychiatrie) depuis les années quatre-vingts d'une réflexion historique, politique, culturelle et anthropologique sur le statut de la perversion et la place des pervers dans nos sociétés.

Rayés de la terminologie psychiatrique mondiale depuis 1987 au profit du terme de paraphilie (désignant non seulement les pratiques sexuelles qualifiées autrefois de perverses mais aussi tous les fantasmes pervers), la perversion est proprement vidée de sa substance : « si plus personne n'est pervers, toute personne est donc susceptible de l'être, pour peu qu'elle puisse être soupçonnée d'avoir été fortement obsédée, à plusieurs reprises, par des fantasmes sado-masochistes, fétichistes, criminels, etc. ». Tout se passe comme si la psychiatrie, après avoir fait du pervers au XIXème siècle un simple malade à soigner, servait les intérêts scientistes des Etats modernes, fortement enclins à confier la prise en charge des individus considérés comme irrécupérables (pédophiles, terroristes, tueurs en série...) à la chirurgie et à l'endocrinologie plutôt qu'aux spécialistes de la santé mentale, à dépister les conduites à risque dès le plus jeune âge, à placer les citoyens sous la surveillance de caméras, à brouiller les frontières du normal et du pathologique au risque de ne plus pouvoir dissimuler la violence dont leurs propres pratiques sont porteuses. Si le terroriste et le pédophile incarnent de nos jours l'autre absolu, celui qui perturbe l'ordre naturel du monde en portant atteinte à ce que notre civilisation considère comme étant ses biens les plus précieux (l'Enfant, la Famille, la Démocratie...), Elisabeth Roudinesco s'inquiète de voir nos sociétés verser sur le mode mortifère dans le grand projet d'une société sadienne, le biopouvoir, préconisant « l'abolition des différences, la réduction des sujets à des objets sous surveillance, la suprématie d'une idéologie disciplinaire sur une éthique de la liberté, la dissolution du sentiment de culpabilité, la suppression de l'ordre du désir... ».

Sade justement, le grand domestiqueur de toutes les perversions, mais aussi les martyrs de l'Occident chrétien, les flagellants, Gilles de Rais, l'assassin d'enfants mettant en cause lors de son procès son éducation pour justifier ses actes, ou Eichmann, le bureaucrate nazi agent de la Solution finale, sont quelques-unes des figures convoquées pour souligner l'évolution du regard porté par différentes époques sur leurs pervers. La perversion est, en effet, présente dans toutes les sociétés humaines, à la fois jouissance du mal, symbole de créativité, de dépassement de soi et de grandeur lorsqu'elle s'exprime à travers un talent singulier (dans le champ artistique en particulier), et nécessité sociale dans le sens où elle « préserve la norme tout en assurant à l'espèce humaine la permanence de ses plaisirs et de ses transgressions ».

S'il est inconcevable d'imaginer une société dans laquelle les individus ne chercheraient plus à suivre, sous une forme ou sous une autre, leurs penchants pervers et leurs fantasmes, Elisabeth Roudinesco nous invite toutefois à méditer les mots de Freud, l'un des maîtres du Soupçon, pour qui il fallait éduquer le mal pour faire le bien : « C'est précisément l'accent mis sur le commandement Tu ne tueras point qui nous donne la certitude que nous descendons d'une lignée infiniment longue de meurtriers qui avaient dans le sang le plaisir du meurtre, comme peut-être nous-mêmes encore ». Ou quand la pathologie éclairait encore la norme, et non l'inverse...

 

Elisabeth Roudinesco, La part obscure de nous-mêmes. Une histoire des pervers, Albin Michel.

 

Parution L'Hebdoscope 01/08

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