lundi 5 janvier 2009

Petit texte en forme d'hommage à Georges Perec, écrit en 2002 en pleine Bushmania...

Je me souviens…


Je me souviens d’une époque où le monde libre ne se demandait pas comment lutter contre un danger virtuel, contre un ennemi à la fois partout et nulle part, n’ayant ni projet de société, ni volonté de négocier.

Je me souviens d’un temps où les terroristes exprimaient le vœu pieux d’emporter l’adhésion des masses, où leur action avait encore un « sens ».

Je me souviens d’une période où des fictions consolatrices nous permettaient de nous accommoder d’une réalité manquant singulièrement de fantaisie et de poésie.

Je me souviens de ces moments de l’histoire où nos politiques faisaient mine de respecter le droit et où nous, nous faisions semblant de croire en leur sincérité par accoutumance autant que par commodité.

Je me souviens d’une époque où il nous suffisait d’agiter la menace nucléaire pour que tous les mécontents rentrent dans leurs pénates et nous laissent en paix avec nous-mêmes et entre nous.

Je me souviens d’un temps où les missions de paix se confondaient avec la lutte contre la barbarie de l’Autre, forcément de l’Autre.

Je me souviens d’une période où la recherche des causes d’un phénomène constituait un préalable à toute conduite.

Je me souviens de ces nourritures de l’esprit qui, par chance, nous insufflaient une inquiétude salutaire.

Je me souviens d’Etats préférant brandir le chapelet démocratique à la face du monde plutôt que fomenter une guerre faussement préventive contre ses partenaires d’hier.

Je me souviens de ces temps où nous nous satisfaisions de harangues publiques consacrant la supériorité de notre modèle de société, où l’idéalisme universaliste et multilatéraliste se confondait avec nos rêves de puissance.

Je me souviens de l’époque où nous n’exigions pas de l’autre qu’il fasse son examen de conscience sans que nous cherchions nous-mêmes par tous les moyens à nous y soustraire.

Je me souviens de ce temps où nous nous inquiétions des conséquences de nos choix, où nous affections de nous insurger contre la misère humaine pour avoir l’esprit tranquille.

Je me souviens de nous lorsque nous réagissions violemment au mensonge institutionnalisé par peur d’un séisme intérieur.

Je me souviens de personnes qui ne cherchaient pas à devenir leur unique passe-temps, ni ne refusaient d’assumer leur existence.

Je me souviens de ces éclats biographiques collectifs que nous portions avec nous comme des attestations d’humanité.

Je me souviens de tous ces êtres pour qui le malheur d’autrui représentait une blessure intime, jamais refermée, toujours à panser.

Je me souviens de ces peuples pour qui toute adhésion n’équivalait pas à une profession de foi aveugle et sans condition.

Je me souviens de ces temps où l’on ne se disait pas, les jours de mauvais présages, « Mes enfants méritent mieux que d’exister » mais où nous faisions mine d’essayer de trouver un terrain d’entente avec la vie.

Je me souviens de ces rêves polychromes, peuplés de visages apaisés, tourmentés de leur seul fait.

Je me souviens d’un temps où les individus ne devaient pas officiellement se conformer à un modèle prédéterminé et acquiescer aux injonctions des puissants.

Je me souviens de ces instants d’une vie où nous pouvions nous permettre d’en subir les dures réalités en amateurs.

Je me souviens d’une époque où la télévision n’était pas un interlocuteur à part entière nous astreignant à constamment nous interroger sur la valeur des images et le sens des discours.

Je me souviens d’une période où nous nous bercions, par convenance mais non sans lucidité, de l’illusion absurde de notre innocence.

Je me souviens de l’époque où l’on pensait que les rêves d’un seul homme ne seraient plus le cauchemar de tous les autres.

Je me souviens de ce temps où le W était un souvenir d’enfance, non l’initiale de l’un des prénoms du maître de cérémonie de l’Ordre mondial.

Je me souviens du temps où la vie nous donnait encore le sentiment d’avoir un mode d’emploi…


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