A la libération des camps de concentration et d’extermination, nombre de survivants en avaient fait la douloureuse expérience : le récit de leur captivité, des atrocités commises et des violences endurées suscitait bien souvent chez leurs interlocuteurs davantage de gêne et d’incrédulité que de compassion et d’empathie. Primo Levi l’avait décrit mieux que personne : « C’est une jouissance intense, physique, inexprimable que d’être chez moi, entouré des personnes amies, et d’avoir tant de choses à raconter : mais c’est peine perdue, je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là » (Si c’est un homme). Difficulté de trouver les mots pour décrire l’impensable, de trouver dans le regard de l’autre l’“ami” communiant dans le désespoir. Ecueils du temps et de la labilité des témoignages, imprécision des souvenirs. « Se souvenir est un acte éthique, qui possède une valeur éthique en soi et par soi. (…) Faire la paix, c’est oublier. Pour que la réconciliation ait lieu, il est nécessaire que la mémoire soit défectueuse et limitée » (Susan Sontag, Devant la douleur des autres).
Le désir opiniâtre de se confier, de partager son expérience en rendant hommage à des parents disparus et à toutes les victimes, de pointer l’ignominie et les bassesses de l’être humain sont venus à bout de l’oubli volontaire et des réticences à soulever le couvercle des mauvais souvenirs. Alliant souvent talent, justesse de ton, sensibilité et retenue, romanciers, poètes et dramaturges, témoins directs ou auriculaires, ont bravé la loi du silence et écrit au fil des soixante dernières années, de concert avec historiens et essayistes, quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Désormais devenu un genre en soi, plus de rentrée sans que les éditeurs n’annoncent à grand renfort de superlatifs la sortie prochaine de classiques avant l’heure de la littérature de la Shoah, d’ouvrages posthumes miraculeusement retrouvés ou d’études de cas déjà incontournables. Et force est de le reconnaître, certains livres tiennent leurs promesses (Les disparus de Daniel Mendelsohn, Elle s’appelait Sarah de Tatiana de Rosnay en particulier) et justifient pleinement l’agitation produite autour de leur sortie, comme si le terreau romanesque fourni par la période, son lot de drames, de trahisons, de retrouvailles et de tristesse incontinente était inépuisable.
Le livre d’Hanna Krall est-il de ceux-là ? Proche de Kieslowski, chantre du reportage littéraire, elle n’était qu’une enfant à l’époque des faits relatés dans Le roi de cœur publié aux Editions Gallimard. Son roman, construit autour de brefs plans-séquences s’inspirant de faits réels, dépeint l’enfer vécu par une femme juive, Izolda, échappée du ghetto de Varsovie après la déportation de son mari à Auschwitz. Eperdument amoureuse, raccrochant sa propre survie à la sienne et aux prédictions favorables d’une cartomancienne de ses amies, elle se met en tête de lui faire parvenir un colis de vivres une fois par mois comme les règles du camp le lui autorisent. Le récit, poignant mais volontiers décousu, alterne allusions aux riches heures du passé et évocations quasi documentaires de la vie quotidienne, descriptions sans fioriture des mauvaises rencontres et parenthèses de calme apparent. Séjours dans des camps de travail, interrogatoires, évasions, voyages en train à travers la Pologne, fausses identités mais aussi rafles, viols, mensonges, humiliations, compromissions, système D, lâcheté, décès des proches, repli dans les croyances superstitieuses.
Hanna Krall ne fait l’économie d’aucune péripétie plausible au risque de faire d’Izolda une héroïne improbable et de son destin une exception fictionnelle confirmant la règle. D’autant qu’une question sous-jacente traverse le texte sans jamais être formulée : le roi de cœur, s’il survit, sera-t-il à la hauteur de l’attente, de l’obsession et des sacrifices de son épouse? La fin, bâclée, rendue prévisible à force de rebondissements et d’invraisemblances, laisse une impression étrange : Izolda, en quête d’une “plume” pour rapporter son histoire, croise les pas d’une femme écrivain polonaise. La rencontre se solde par une fin de non-recevoir : « le livre qui en découle ne satisfait pas ses attentes. Il n’y a pas assez de sentiment. Pas assez d’amour, de solitude et de larmes. Et pas assez de cœur non plus. Ni de mots. Bref, tout y manque. Tout ».
Que pense Izolda R. du livre d’Hanna Krall ?
Hanna Krall, Le roi de cœur, Gallimard.
Tatiana de Rosnay, Elle s’appelait Sarah, Héloïse d’Ormesson (chronique à venir).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire