jeudi 15 janvier 2009

Syngué sabour. Pierre de patience


Profession de foi au milieu des décombres...

 

De nombreux romanciers d'origine étrangère, francophiles ou installés dans l'hexagone, parmi lesquels Beckett, Maalouf, Ben Jelloun, Manet, Kundera, Makine ou plus récemment Jonathan Littell pour ne citer que quelques têtes d'affiche très en cour dans les médias, ont un jour fait le choix d'abandonner les contrées familières et rassurantes de leur langue maternelle pour celles, riches, complexes et contraignantes de la langue de Molière. Désireux de s'émanciper de modèles littéraires trop encombrants ou caressant l'espoir de retrouver une audace et une liberté de ton perdue pour certains sous les tabous de la dictature, leurs écrits y ont parfois gagné en sobriété et en profondeur sans toujours emporter l'adhésion de leur lectorat. Ces dernières années, les jurés des grands prix littéraires ont particulièrement affectionné dans leurs sélections les oeuvres d'écrivains exilés et n'ont pas tari d'éloges au moment de rendre leur verdict sur la richesse de style de leurs textes. A voir.

En couronnant en novembre dernier Syngué sabour. Pierre de patience, les dix membres de l'Académie Goncourt n'ont pas dérogé à cette tendance qui ne laisse pas d'interroger sur les motivations avouées et cachées de ses défenseurs. Au petit jeu des chaises musicales entre éditeurs se partageant les accessits, le livre d'Atiq Rahimi, édité chez le primo entrant P.O.L. (dont Gallimard détient 88% du capital tout de même...), semblait placé sous les meilleurs auspices pour s'attirer les faveurs du milieu littéraire. Adoubé dès sa parution par Pierre Assouline sur son blog, auréolé de commentaires élogieux par une presse conquise, il bénéficiait de plus d'un avantage comparatif essentiel pour attirer à lui les lumières médiatiques : Atiq Rahimi lui-même. Affable, posé, télégénique, maniant notre langue avec la délicatesse et le soin de ceux qui lui vouent une reconnaissance non feinte (on ne pouvait en dire autant de Littell), Rahimi a suscité très tôt la curiosité en évoquant quelques facettes douloureuses de son histoire personnelle et de celle de son pays, l'Afghanistan, traversé depuis des décennies par des conflits politiques, fratricides et religieux sur fond d'enjeux géopolitiques régionaux.

Dans un style incantatoire et poétique d'une grande beauté formelle, il nous conte l'histoire d'une femme au chevet d'un mari soldat de Dieu, plongé dans le coma après avoir été atteint par une balle dans la nuque. Abandonnée par sa belle-famille, remplissant ses devoirs avec l'obstination de celle qui veut croire en sa résurrection, elle lui prodigue jour après jour les mêmes soins rituels dans une atmosphère crépusculaire, récitant la litanie des noms désignant Dieu dans le Coran en égrenant nerveusement son chapelet.

« La lampe-tempête exhale vainement ses derniers souffles. Sa flamme s'éteint. Rentre la femme. Une profonde lassitude s'empare d'elle_ de son être, de son corps. Après quelques pas languissants vers son homme, elle s'arrête. Plus irrésolue que la veille. Son regard s'attarde désespérément sur le corps inerte. Elle s'assied entre l'homme et le Coran qu'elle ouvre à la page de garde. Son doigt touche un à un les noms de Dieu ».

Entrecoupées par les bruits de détonations et le fracas des bombes au pied de son immeuble, ses prières se mettent à prendre dans l'espace clos de leur chambre d'étranges tonalités. Se multipliant pour ne pas se laisser gagner par le doute, elle finit pourtant par déverser sa colère en lui confiant ses angoisses, sa peur de la solitude, ses frustrations de femme et d'épouse, et en levant le voile sur les recoins intimes de ses souvenirs. Tournant le dos à l'islam et à la violence incontinente de l’époque, elle choisit de trouver refuge et réconfort dans la croyance et la superstition légendaire : le corps de son mari se transforme dans son esprit en réceptacle de ses paroles, en pierre de patience qui, dans la tradition mythologique perse, libère les hommes de tous leurs tourments en éclatant un beau jour sous le poids de leurs confidences.

« Si toute religion est une histoire de révélation, la révélation d'une vérité, alors, ma syngué sabour, notre histoire à nous, elle aussi est une religion. Notre religion à nous! »

Constellant son récit d'allusions au désir et à la sexualité, à l'incompréhension entre les femmes et les hommes, aux ravages de l'obscurantisme et de l'ignorance sur les consciences, le magnifique roman d'Atiq Rahimi résonne comme une ode à la libération du corps et de l'esprit dans des sociétés où la voix des femmes peine à se faire entendre.

Le lecteur, nourrissant a priori des préventions bien légitimes, le concédera de bonne grâce en refermant ses pages : Syngué sabour est un grand livre, fût-il prix Goncourt...

 

Atiq Rahimi, Syngué sabour. Pierre de patience, P.O.L.

3 commentaires:

Lyvie a dit…

j'ai été surprise par le début de ton message et je me demandais bien ce que j'allais lire à la fin.
tu rejoins l'immense majorité dont je fais partie aussi. ce livre est un très beau texte:)
Très fort, très court et lancinant, il décrit un huis clos troublant qui éclaire une partie de la cruelle réalité contemporaine de certaines femmes dans le monde...

jhartleyb a dit…

Toutes mes excuses Sylvie, je viens seulement de prendre connaissance de ton message. Il va falloir que je me fasse à l'idée d'être lu de temps à autre par des âmes bien nées... ;-)

Emmanuelle Caminade a dit…

Oui, Syngué Sabour est un beau livre , Goncourt ou pas, qui apporte un regard neuf sur le sujet.
Je lui ai consacré une critique sur mon blog : ici .