Eloge du temps qui passe...
Dans les heures précédant le tournage de la dernière scène d'un film, l'actrice Dorine Morel, au faîte de sa carrière et de sa séduction, laisse dériver ses pensées, bercées par le ressac des voix et le destin des héroïnes qu'elle a incarnées à l'écran. Réfléchissant au pouvoir des personnages et à la nécessité de se dissimuler sans cesse derrière de nouveaux masques, elle confesse son trouble face aux avances trop assurées d'un jeune soupirant, confie ses peurs et ses attentes, entremêle au point de les confondre parfois l'évocation de ses vies imaginaires et la dimension éminemment fictionnelle de la réalité dans laquelle elle a choisi de se réfugier. Si certaines facettes de la personnalité de Dorine se dévoilent par fines touches au fil des pages, entre évocations de souvenirs de plateaux et travellings arrière sur un passé ayant sa part d'ombres, son moi intime s'avère bien vite insaisissable, complexe, pluriel comme si chaque rôle endossé s'était de toute éternité inscrit dans un seul et même désir de fuir les difficultés à rester soi-même, les revers amoureux et les mécomptes du hasard.
« Je voudrais que mes souvenirs me laissent tranquille. A ce moment précis, je ne voudrais vivre que dans la fiction. Je perds pied. Ma réalité vacille ; je ne suis plus dans mon rôle. Je sais qui je suis, et je sais que j'ai mal. Parfois la vie réelle empêche la vie imaginaire ».
Les plans-séquences se succèdent, entrecoupés d'arrêts sur images ajoutant encore à la confusion : qui est en définitive cette femme émaillant son récit de propos ajourés, d'allusions à tant d'autres vies qu'elle-même semble par moments se perdre dans les plis de ses mille-vies? « De peur de ne rien y comprendre, nous inventons un récit. Chaque épisode de notre vie n'existe que parce que nous avons fait l'effort de le raconter. (...) Nous sommes des mille-vies. La nôtre est composée de toutes celles que nous avons vécues en songe l'espace de quelques minutes, quelques après-midi, quelques années ».
Si Dorine et sa galerie de personnages ne voient en définitive de réalité que dans la mort ou dans le désir, c'est sans aucun doute pour mieux les fuir et les mettre à distance : « Peut-être une actrice est-elle une galaxie de femmes, où l'on peut aller d'une planète à l'autre. Si la vie est une histoire qu'on se raconte, alors peut-être notre identité peut-elle se dissoudre dans n'importe quelle autre ».
Dorine égrène ses souvenirs, envie le courage, la ténacité, l'abnégation et la force de caractère de ces femmes à qui elle a prêté ses traits, à l'heure où elle se penche sur les souvenirs douloureux de la perte et de l'absence de l'être cher. « Alors, se dit-elle, comme toujours depuis qu'elle sait que la douleur existe, elle s'accroche à la vie, et au cinéma ». Elle prend à témoin ces femmes, immortalisées par la pellicule, tantôt tendres et vulnérables, tantôt sûres d'elles-mêmes et de leurs décisions, et se livre en révélant ses fêlures, ses difficultés à s'épanouir, à exister sans doute sans le regard des autres.
« Dorine M. n'existe pas. Peut-être n'avons-nous pas un seul moi, mais au contraire de multiples fictions du moi. (...) nous n'avons pas une identité individuelle, mais plutôt diverses figures collectives que nous empruntons selon le contexte : la mère, la fille de joie, la fille à papa, la femme fatale. Des figures, des costumes en fonction du rôle à jouer. Chacune d'entre nous porte en elle l'existence de toutes les autres, et passera par les mêmes moments, bons ou mauvais ». .
Delphine Coulin écrit en orfèvre des mots, dans une prose magnifique, aérienne, toute de pudeur et de retenue où la délicatesse affleure comme si chaque seconde de l'existence de Dorine M. recélait une part indéfinissable de magie et de mystère. Sa caméra subjective capture magnifiquement les doutes d'une femme qui sait devoir vivre dans la fiction pour se sentir vivante et appartenir de manière ténue à la réalité. « Je suis plus que l'actrice, et plus que mes personnages ; je suis la somme de tous mes rôles et de ma vie. Ma vie a la dureté du réel et l'inconsistance des rêves, elle se renouvelle sans cesse, seconde après seconde_ elle est aussi riche et violente que le temps ».
Delphine Coulin, Les mille-vies, Editions du Seuil
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